Les médias: un reflet sélectif de la société

Par Christian BlockMisch PautschLex Kleren Changer en allemand pour l'article original

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En trois décennies, le nombre de nationalités représentées sur le territoire national a doublé. Les médias tiennent-ils compte de la diversité croissante du pays ? Une réflexion sous trois angles.

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Le royaume d'Ehsan Tarinia est un petit bureau avec vue sur la place du marché d'Echternach. Loin des médias dominants, qui ont presque tous leur siège dans la capitale, le centre politique du pays, M. Tarinia, qui est arrivé d'Iran au Luxembourg en 2005 et y a demandé l'asile, écrit des nouvelles pour la plateforme d'information Simourq News qu'il a fondée.

L'idée d'un portail d'information lui est venue dans le contexte de la pandémie du Covid-19. Dans cette situation exceptionnelle, il était essentiel pour l'ensemble de la population de disposer d'informations rapides et complètes sur les événements et les mesures en vigueur. "J'ai partagé toutes les nouvelles relatives à la santé", se souvient M. Tarinia. Au début, il ne le faisait qu'en persan. Puis il a étendu le portail, d'abord à d'autres domaines thématiques, puis à d'autres langues comme l'anglais, l'arabe et le kurde. Avec ses articles, Simourq News s'adresse aux immigré·e·s qui ne maîtrisent encore aucune des langues officielles ; un processus qui prend du temps. "Concernant l'accès à l'information, il y a souvent des barrières durant cette phase initiale de l'arrivée. En fournissant des contenus en plusieurs langues, nous essayons de combler cette lacune pour tous les habitants du pays, afin qu'ils restent informés des questions importantes, quel que soit leur niveau de langue."

Le portail a par exemple couvert la grève de Cargolux, la pénurie de médecins ou les campagnes électorales. Mais les informations générales sur le pays en font également partie. Car Ehsan Tarinia a constaté à plusieurs reprises par le passé que de nombreux immigré·e·s, malgré des cours d'introduction, "ne savent rien de la politique, de l'histoire ou de la géographie du Luxembourg". Se concentrer sur les réfugié·e·s et les immigré·e·s signifie également aborder des sujets qui les intéressent particulièrement et qui sont peut-être trop peu traités dans d'autres médias. Il cite par exemple un article sur les partis politiques au Luxembourg, notamment pour expliquer ce qu'est un parti politique et pour établir une comparaison avec le système politique iranien. Dans son cercle de connaissances, il y avait des gens qui pensaient que le LSAP était un syndicat, raconte M. Tarinia lors de l'entretien sur place.

"Concernant l'accès à l'information, il y a souvent des barrières durant cette phase initiale de l'arrivée."

Ehsan Tarinia, Simourq News

Simourq News est l'un des formats médiatiques probablement peu connus du grand public, dont beaucoup ont vu le jour suite à la pandémie et s'adressent à des communautés spécifiques dans le pays. En effet, le Luxembourg a connu une double évolution démographique ces dernières années. D'une part, c'est bien connu, la population augmente, et ce de plus de 100.000 habitant·e·s au cours de la dernière décennie. D'autre part, et c'est peut-être moins connu, le Grand-Duché est devenu de plus en plus international au cours des dernières décennies : le nombre de nationalités représentées sur le territoire a doublé en 30 ans pour atteindre 180. Les médias établis tiennent-ils compte de cette diversité ? D'un point de vue linguistique, culturel et social ?

Pascale Zaourou et Sérgio Ferreira s'accordent à dire que représenter toutes les nationalités serait un exercice difficile. "La diversité est bien présente, même si parfois elle l'est aussi d'une façon assez caricaturale", déclare par exemple le directeur politique de l'Asti. M. Ferreira remarque par exemple que la communauté portugaise au Luxembourg est le plus souvent évoquée lors de la visite du président portugais, d'un match de football ou du pèlerinage annuel de Fatima à Wiltz. Mais il estime aussi qu'"on traite d'une façon presque accessoire ce qui se passe parfois à l'intérieur des communautés ou certains sujets concernant la présence d'étrangers". Et souvent de manière ponctuelle, par exemple lorsqu'une institution ou une organisation d'utilité publique remue une fois de plus le couteau dans la plaie avec une étude ou un communiqué.

Dans la vaste couverture médiatique nationale, il a par exemple manqué le rapport de suivi sur le Luxembourg publié mi-septembre par la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI), un organe du Conseil de l'Europe. Ou encore le fait que, dans le contexte de la polémique sur la mendicité dans le cadre des élections communales, on n'ait parlé aux personnes vivant dans la rue que de manière plutôt superficielle, si tant est qu'on l'ait fait.

Pascale Zaourou sur la représentation positive

*en français

Ehsan Tarinia

Sérgio Ferreira ne veut pas tout dénigrer. D'une part, il est conscient de la pression à laquelle sont soumis·es les journalistes, ce qui fait qu'il reste souvent peu de temps pour des recherches approfondies, ou des difficultés, encore plus marquées autrefois, d'accéder à des sources prêtes à se confier à un·e journaliste. D'un autre côté, il existe bien entendu des exemples de travail journalistique de qualité sur des thèmes comme les travailleur·euse·s pauvres ou le droit au logement. Et il salue le fait que depuis quelques années, le débat public sur le racisme et les discriminations gagne en importance. Même s'il remarque : "Il est un peu bizarre que, au 21e siècle au Luxembourg, pays qui a la démographie qu'il a, nous soyons tout au début de l'étude factuelle et scientifique sur ces phénomènes au Luxembourg."

Pascale Zaourou, présidente depuis 2021 du Comité de liaison des associations issues de l'immigration (Clae), parle pour sa part d'une "représentativité comparativement sélective" via le choix des langues dans lesquelles les médias s'expriment. Selon elle, en se fixant sur une ou plusieurs langues, les médias s'adressent à un certain public, tout en excluant un autre. Elle situe la diversité plutôt dans les émissions de radio. En particulier, elle semble faire allusion au programme de Radio Ara qui, selon les indications de la station, comprend aujourd'hui dix à douze langues dans ses émissions communautaires, dont l'arabe, le polonais, le grec, le russe, l'ukrainien ou l'espagnol (plutôt pour un public sud-américain). Les bénévoles derrière ces formats s'adaptent aux besoins de leur communauté ou mettent à sa disposition les informations dont elle a besoin pour vivre au Luxembourg, poursuit la chaîne.

Illusion de la diversité ?

À première vue, il semble que les médias anglophones ne manquent pas aujourd'hui pour rendre compte de la vie au Luxembourg. Tout comme il existe une offre de sources d'information francophones ou lusophones. Mais ces médias représentent-ils aussi les intérêts de tou·te·s ceux·celles qui partagent la langue de communication en question ? Ou les médias anglophones s'adressent-ils peut-être trop aux expatrié·e·s plus aisé·e·s, pour qui le Luxembourg est un détour sur leur CV, ainsi qu'à leurs employeur·euse·s, qui peuvent faire office d'abonné·e·s et d'annonceur·euse·s potentiels ? La diversité linguistique crée-t-elle peut-être un peu d'illusion de diversité ?

"Surtout ces dix dernières années, l'anglais s'est imposé comme une langue à laquelle, accessoirement aux langues officielles, on arrive à communiquer avec le plus grand nombre au Luxembourg."

Sérgio Ferreira, directeur politique de l'Asti

Pour Sérgio Ferreira, les médias anglophones pourraient avoir matière à réflexion sur ce point. Car pour de nombreux concitoyen·ne·s d'Afrique ou d'Amérique latine, "l'anglais pourrait être une langue d'intégration, ou du moins une langue de premier contact avec la société luxembourgeoise". Pascale Zaourou partage ce point de vue. Selon elle, l'intérêt des quelque 200 associations membres que représente le comité Clae pour l'implantation d'un quelconque groupe ou pour des sujets financiers hautement techniques est limité. Il existe à ses yeux un besoin d'informations pratiques et d'accès à des reportages sur les sujets qui façonnent la société.

Ehsan Tarinia estime que les différentes maisons – il parle de "guerre des médias" –, au lieu de se donner un principe et d'y rester fidèles, "veulent tout couvrir" et proposent par conséquent un peu de tout, comme un supermarché. De plus, elles recherchent avant tout des followers.

Un autre phénomène peut contribuer à ce que certaines parties de la société ne se retrouvent pas dans les médias. Uwe Krüger, collaborateur scientifique au sein du département de journalisme de l'Institut des sciences de la communication et des médias de l'université de Leipzig, l'a appelé "mainstream médiatique" dans un article paru en 2016 pour la revue Aus Politik und Zeitgeschichte  : "le phénomène selon lequel, à un moment donné, la majorité des médias dominants traitent un certain sujet ou défendent une certaine opinion".

Pascale Zaourou - ouvrir les rédactions

*en français

Pascale Zaourou

Une affirmation qui peut certainement être transposée au Luxembourg et que M. Krüger explique ainsi : "Comme les structures d'attention sont similaires dans les différentes rédactions et que de nombreux journalistes, de par leur formation, attribuent aux mêmes événements des propriétés similaires, la sélection des nouvelles peut également se ressembler. Les journalistes s'observent également mutuellement. On reçoit d'autres médias afin de trouver des idées de thèmes, d'ajuster sa propre position et d'assurer la compétitivité et la compatibilité de ses propres reportages avec le public."

Les journalistes : un reflet de la société ?

Mais le profil biographique des journalistes – niveau d'instruction, contexte socio-économique – peut également être un facteur. Le Media Pluralism Monitor avait par exemple montré qu'au Luxembourg, peu de femmes occupaient des postes de rédactrices en chef dans les principaux médias d'information.

En outre, on peut supposer que les rédactions présentent un profil de journalistes plutôt homogène, dans lequel les personnes originaires de pays tiers sont probablement sous-représentées. Cela ne signifie pas en soi que les journalistes ne jouissent pas d'une certaine liberté dans le choix des sujets et dans leur approche, ce qui fait partie de l'attrait du métier. Mais les différents points de vue, comme celui des ressortissant·e·s de pays tiers, ne risquent-ils pas d'être sous-représentés ? Et ce point de vue ne risque-t-il pas également d'être transposé dans les reportages multilingues qui s'adressent prétendument à un public plus international, où les articles d'une "rédaction centrale" sont traduits en français, en anglais, en portugais ou dans d'autres langues ? Ehsan Tarinia dit observer ce phénomène au minimum assez fréquemment. Cela mériterait certainement d'être étudié de plus près.

"Si un média est anglophone, mais aborde tout ce qui est économie de manière presque technique, il exclut déjà un grand nombre de personnes."

Pascale Zaourou, présidente du Clae

M. Ferreira partage en tout cas l'avis selon lequel "l'homme blanc européen", pour le formuler de manière un peu exagérée, "est dans les faits assez présent" dans les rédactions. L'ancien journaliste fait remarquer que "la diversité au sein des rédactions dépend aussi du media et du public cible.[…] C'est vrai que dans les médias plutôt luxo-luxembourgeois (médias audiovisuels, ndlr), la diversité est bien moindre que dans dans d'autres médias qui sont plus divers dès le départ par le fait qu'ils soient plus plurilingues." Ce qui se traduit à son tour par le choix des invité·e·s qui sont convié·e·s dans les studios des médias audiovisuels, à commencer par ceux·celles de langue luxembourgeoise.

Même si les choses ont évolué, la récente étude Polindex, tout en tenant compte des réserves méthodologiques mises en évidence par Fernand Fehlen dans un article du mensuel forum, a montré que la place aujourd'hui dominante du luxembourgeois dans la sphère politique signifie l'exclusion de nombreux concitoyen·ne·s étranger·ère·s. Ce qui, outre les journalistes de la bulle politique, engage également la responsabilité des partis.

Le dernier Media Pluralism Monitor avait estimé que l'inclusion sociale se situait à un niveau moyen critique et qu'elle concernait surtout les médias investis d'une mission de service public. Malgré des améliorations au cours des dernières années, le rapport se demandait "dans quelle mesure nous pouvons parler de médias de service public efficaces lorsque ceux-ci n'atteignent pas une partie importante de la population en raison de restrictions linguistiques". Il est intéressant de noter que le rapport concluait également que le secteur privé de la radio et de la presse écrite était "plus proportionnel" en termes de représentation des "minorités linguistiques" (portugais, italien, français, allemand …).

Pascale Zaourou ajoute : "Il serait intéressant de faciliter l'accès aux métiers de l'information, que les rédactions soient ouvertes aux journalistes issus de l'immigration." Elle évoque la grande responsabilité des médias d'informer le plus grand public possible. Ce qui signifie aussi, selon elle, de prendre conscience que la population ne se laisse pas simplement diviser en "Luxembourgeois·es" et "non-Luxembourgeois·es". Ou que la citoyenneté va au-delà de la maîtrise de la langue nationale, ou que "malheureusement" elle n'est pas toujours synonyme d'aisance dans le maniement de la langue luxembourgeoise. Néanmoins, souligne-t-elle, il faut tenir compte de cette réalité dans les médias et dans la couverture de sujets politiques par exemple. En revanche, la campagne électorale s'est déroulée en grande partie en luxembourgeois.

Pascale Zaourou sur l'exemple de la problématique de la drogue dans le quartier de la gare

*en français

Sérgio Ferreira

Pour Pascale Zaourou, il serait donc important d'étendre le sous-titrage des programmes télévisés nationaux et locaux dans les langues officielles, ainsi qu'en anglais comme une sorte de langue universelle. Compte tenu de la composition de la population, le portugais pourrait également être pris en compte afin, d'une part, de toucher un public le plus large possible et, d'autre part, de favoriser la compréhension de la langue luxembourgeoise par tous. Elle plaide pour que la traduction soit considérée comme un instrument permettant de partager le patrimoine culturel luxembourgeois avec l'ensemble de la population. La traduction contribuerait ainsi à la mémoire collective – et ne devrait en aucun cas être interprétée comme une tentative de diminuer la place du luxembourgeois.

Ce qui manque globalement à la présidente de la Clae dans les médias, c'est par exemple l'aspect culturel. En termes plus clairs, elle veut dire qu'il ne suffit pas de parler des fêtes de quartier et des spécialités gastronomiques, mais qu'il faut aussi faire preuve d'ouverture envers la culture intellectuelle de la communauté concernée, s'intéresser à ses écrivain·e·s, à ses peintres, c'est-à-dire à sa culture ou à son histoire. Elle cite par exemple les commémorations au Luxembourg du 49e anniversaire de la Révolution des œillets au Portugal. "Je ne suis pas sûre qu'on en ait beaucoup parlé dans les médias." Ou alors, dans l'optique d'une couverture médiatique équilibrée, laisser les deux parties s'exprimer sur un sujet.

"C'est clair que dans les médias audiovisuels notamment, la diversité d'aujourd'hui n'est pas du tout présente. Que ce soit au niveau des rédactions, mais aussi des sujets traités."

Sérgio Ferreira

Nous en venons à parler de la situation devant la gare centrale et de l'ambiance surchauffée dans ce quartier de la capitale, dont les habitant·e·s ont récemment montré l'exemple lors d'une manifestation. "On n'arrête pas de dire qu'il y a trop de dealers [autour de la gare] et on parle des Nigérians. Est-ce qu'on a parlé une seule fois avec un Nigérian ? J'en doute", poursuit Mme Zaourou avant d'ajouter : "La répétition devient leçon." Ce que l'on peut comprendre de la manière suivante : si l'on place toujours les personnes d'une certaine origine dans un contexte négatif, cela déteint sur l'ensemble de la communauté, voire sur les personnes d'une même couleur de peau ou les étranger·ère·s dans leur ensemble. Les aspects positifs sont noyés dans cette représentation. Elle évoque par exemple une association d'utilité publique de Nigérian·e·s au Luxembourg qui soutient les parents isolés dans leur pays d'origine. Ou encore les exemples de concitoyen·ne·s d'origine étrangère qui contribuent à leur manière au bien commun luxembourgeois.

Toutes les personnes interviewées sont d'accord sur le fait que l'on pourrait accorder plus de reconnaissance aux journaux et radios organisés par les citoyen·ne·s et les associations. "Avec un peu plus de soutien, cette activité bénévole pourrait peut-être se transformer en quelque chose de plus durable", estime Pascale Zaourou – même si, pour elle, il est encore plus important que les médias traditionnels et professionnels tiennent davantage compte de la diversité.

Ehsan Tarinia et son équipe seraient en tout cas ravis de recevoir une aide financière. Jusqu'à présent, il n'a reçu aucun soutien de la part des autorités.