75 ans dans la vie du Journal

Par Camille FratiLex KlerenMisch Pautsch

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La longévité du Lëtzebuerger Journal ne signifie pas qu'il ait eu une existence paisible. Il a même déjoué les pronostics et surmonté plusieurs crises avant de trouver une nouvelle vie sur internet.

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Le Lëtzebuerger Journal atteint en cette année 2023 l'âge vénérable de 75 ans. Certes, il paraît encore jeune face aux deux quotidiens historiques qui existaient depuis déjà fort longtemps avant sa naissance : le Luxemburger Wort affiche 175 ans au compteur et le Tageblatt 110. Mais comme eux, il a vécu et traversé les grands bouleversements du 20e siècle dans le monde et dans la presse, avec cependant des moyens moins conséquents. Un ancien journaliste du Journal, Nic Dicken, exprimait cela avec beaucoup de justesse dans un article du magazine culturel Ons Stad paru en décembre 2014 – l'édition était dédiée aux médias – : "Le parcours du Lëtzebuerger Journal depuis le 5 avril 1948 montre que l'on peut maintenir en vie un quotidien, le développer et le réinventer constamment même sans disposer de ressources massives en argent ou en personnel, mais avec beaucoup d'engagement, d'implication et de cœur." D'ailleurs le Journal est le fruit du mariage de raison de deux quotidiens : l'Obermoselzeitung (Journal de la Haute-Moselle) et l'Unio'n, réunis dans un but de rationalisation économique.

Deux fiancés d'horizons différents

  • L'Obermoselzeitung, né en 1881 à Grevenmacher, "a des sympathies libérales mais n'est pas l'organe du parti", commente Romain Hilgert, ancien rédacteur en chef du Lëtzebuerger Land et auteur de l'opus Les journaux au Luxembourg 1704-2004 pour le compte du Service information et presse du gouvernement. À l'époque rédactions et imprimeries étaient intimement liées et les journaux exprimaient les positions de ceux qui les imprimaient. Ainsi Josef Essel, l'imprimeur de Grevenmacher qui a repris l'Obermoselzeitung, voulait en faire un journal indépendant, apolitique et distribué des deux côtés de la Moselle. "L'Obermoselzeitung ne peut s'engager dans des combats de partis et d'opinion et d'autant moins se livrer au règlement de frictions et de désaccords, mais elle va informer de manière objective et sans passion, ainsi qu'éviter toutes extrêmes", peut-on lire dans son premier numéro. 

    Les années 1920 et 1930 furent fastes pour le quotidien dont le tirage avoisinait les 17.000 exemplaires. Il s'attachait à rapporter des informations sur la viticulture, l'agriculture, l'industrie et le commerce – et la politique une fois par semaine. Jugé trop anti-nazi par l'occupant, le journal est interdit en 1940 et son directeur, Paul Faber, arrêté. La publication reprend au bout de quelques jours, alimentée par le service de propagande nazie (Dienst aus Deutschland), puis, faute de lecteur·rice·s, s'arrête entre 1942 et 1945.

  • De son côté l'Unio'n était un pur produit de la résistance luxembourgeoise – étant l'organe de l'Unio'n, l'organisation politique créée par un groupe de résistant·e·s qui avaient pris une partie du pouvoir à la Libération et comptaient continuer à jouer un rôle après le retour d'exil du gouvernement. Le journal se concentre sur les thématiques en vogue au sortir de la guerre : la réorganisation de la vie publique, la culture de la langue et la dénonciation des collaborateur·rice·s. Ses devises : "Letzeburg de Letzeburger!". (Le Luxembourg aux Luxembourgeois) et "Ech déngen der Hémecht!" (Je sers la patrie) attribuée à Jean l’Aveugle.

    L'hebdomadaire devenu quotidien sous le nom de Tageszeitung der Resistenz – Volkszeitung für ein demokratisches Luxemburg (Quotidien de la Résistance – Journal populaire pour un Luxembourg démocratique) est même rédigé en luxembourgeois dans les premiers temps, ce qui complique la rédaction des articles – il faut traduire les nouvelles de l'étranger – et aussi leur composition. L'allemand reprend ensuite le dessus en 1947. Mais, surtout, l'Unio'n a besoin d'une imprimerie et d'un nouveau souffle. "Après les premiers mois d'euphorie de la Libération, l'intérêt pour l'Unio'n s'était évaporé", commente M. Hilgert. Les résistant·e·s libéraux·ales constitué·e·s en Groupement patriotique et démocratique (l'ancêtre du DP) – "un nouveau parti pour faire oublier que plusieurs membres de l'ancien parti libéral avaient rejoint le parti souverainiste proche de l'occupant", glisse M. Hilgert – veulent un organe plus solide pour soutenir et diffuser leurs idées. À leur tête : Lucien Dury, résistant, député et président du Groupement, qui va prendre la rédaction en chef du nouveau quotidien.

Les deux journaux se trouvent donc des intérêts communs – une imprimerie propre et l'espoir d'additionner leurs lectorats respectifs – et fondent l'Imprimerie de l'Est à Grevenmacher. Les rédacteurs de l'Unio'n rejoignent l'Obermoselzeitung, dont le Lëtzebuerger Journal poursuit la numérotation. "Pendant 67 ans, l'Obermoselzeitung est entré dans les maisons, il était l'ami de l'homme et de la femme, du fils et de la fille", indique la lettre aux lecteur·rice·s lors du dernier jour de parution de l'Obermoselzeitung le 3 avril 1948. "Il avait quelque chose à dire à chacun, chaque numéro apportait une multitude de sujets de divertissement, rendait compte de ce qui se passait dans le grand monde et de tous les événements de la petite patrie. Mais il y a une chose que l'on n'a pas encore trouvée dans notre journal : des articles dont le contenu était coordonné avec la politique des partis. Lundi prochain, un changement s'opère à cet égard."

"[Le Lëtzebuerger Journal] est un quotidien luxembourgeois qui veut œuvrer pour le bien de tous les enfants de ce pays, exactement comme ses deux ancêtres en avaient l'habitude."

Déclaration du Lëtzebuerger Journal lors de sa première parution

De son côté l'Unio'n rassure ses lecteur·rice·s : "Nous continuerons à être le journal de tous les bons Luxembourgeois, en particulier de ceux qui, par leur résistance, ont servi fidèlement la patrie pendant les années d'occupation."

Le nom de Lëtzebuerger Journal n'est pas choisi au hasard : il est la traduction en luxembourgeois de Luxemburger Zeitung, le grand quotidien libéral qui a dominé la presse entre 1868 et 1941. "C'était le porte-parole de la sidérurgie, industrie majeure du pays – et c'est un peu aussi la raison de sa déchéance", explique M. Hilgert. "Il était mal vu dans les années 1930 parce que, comme la sidérurgie travaillait beaucoup avec l'Allemagne, il soutenait la politique commerciale avec l'Allemagne nazie." Il n'a donc pas survécu à la Deuxième Guerre mondiale et "il était impossible de le recréer après la libération".

Dans sa première édition, le Journal se présente comme "un quotidien luxembourgeois qui veut œuvrer pour le bien de tous les enfants de ce pays, exactement comme ses deux ancêtres en avaient l'habitude", ayant pour devise "patrie et démocratie".

Le nouveau titre de presse est accueilli avec froideur par ses concurrents. "68 ans et 5 ans font ensemble un jour", ironise le Tageblatt dans un petit texte coincé entre les élections sociales aux Ponts et Chaussées et les troubles en Palestine. Il moque encore la mention du Journal au DP : "Notre affection à tous ceux qui veulent diriger les affaires de l'État sur une base démocratique." Pour le Tageblatt, il s'agit de "gens au cœur large, à l'horizon étroit et aux jambes courtes. Qui trop embrasse, mal étreint." Le Luxemburger Wort, né un siècle auparavant et dirigé par l'archevêché, commente de son côté : "L'unique journal indépendant du pays bascule à son tour dans l'arène politique. (…) C'est une nouvelle preuve que dans une période aussi décisive que la nôtre, il n'est possible à aucun individu responsable ni à aucun journal d'être politiquement neutre sur la durée."

La voix des libéraux

Le jeune Journal connaît déjà des difficultés financières durant ses premiers mois d'existence. En 1949, ses bureaux de Luxembourg et Esch-sur-Alzette sont fermés. Il s'affirme comme l'organe du parti, publiant les comptes rendus des réunions de sections du Groupement démocratique et les communiqués du parti. Ainsi en juin 1948 c'est dans le Journal que la fraction du DP à la Chambre annonce sa résolution de soutenir l'élargissement de la majorité gouvernementale. Et les éditoriaux du rédacteur en chef Camille Linden, lui-même membre du DP, étrillent les autres partis et leurs journaux. Ainsi à la veille des élections législatives de 1951, il écrit : "Les Luxembourgeois ont le choix entre le libéralisme et le socialisme, qui est un premier pas vers la réinstauration de l'esclavage."

Passionné, "il ne devait être dérangé sous aucun prétexte", se souvient Liliane Thorn-Petit, ancienne journaliste, dans son témoignage publié à l'occasion du 50e anniversaire du Journal en 1998. Et la défense du DP était attendue des journalistes dans les pages politiques. "À la Chambre des députés, il fallait noter les interventions des députés, surtout du parti libéral évidemment, étant donné que les collègues des partis social-chrétien et socialiste laissaient tomber ostensiblement le crayon dès lors que ce n'étaient pas leurs députés qui occupaient la tribune."

 

À la fin des années 1950, le Journal compte 4.000 abonnés – pas suffisamment selon le DP qui s'inquiète pour les élections de 1959. Le parti organise la première relance du quotidien et place l'ancien résistant Henri Koch-Kent, qui n'est pas membre du parti, à la direction. S'il a dans l'idée d'élargir le lectorat du Journal et par là-même l'audience du DP, il n'y parvient pas, par manque de moyens sans doute.

Les années 1960 voient ressurgir de graves problèmes financiers pour le Lëtzebuerger Journal. L'entrepreneur Jean Peusch a repris les actions de la famille Faber et décide de faire imprimer le Journal à Luxembourg. L'éditeur rachète le terrain d'un ancien garage rue Adolphe Fischer et y installe la toute moderne Imprimerie centrale. La rédaction quitte également Grevenmacher pour Luxembourg. Un double déménagement qui va quasiment tuer le Journal. "Le Journal avait l'impression que l'Imprimerie Centrale lui facturait des frais d'impression beaucoup trop élevés", commente M. Hilgert. "Cela a ruiné le Journal." Sans oublier les actions de l'imprimerie que le Journal était censé récupérer et qui ont mystérieusement disparu dans les bilans suivants. Et le lectorat non plus ne suit pas, ne s'identifiant plus à un journal imprimé loin de la Moselle.

"[Après l'affaire Wolter] tout un arsenal juridique a été dirigé contre le Journal et contre Rob Roemen en particulier."

Claude Karger, ancien rédacteur en chef du Journal

En février 1964, pris à la gorge, le Journal cesse de paraître. Pendant 38 jours, les journalistes produisent un journal fantôme, continuant à écrire pour voir leurs articles jetés à la poubelle chaque soir. Mais de cette crise existentielle naît une prise de conscience : non seulement les abonné·e·s et les membres du DP protestent, mais le silence du Journal est remarqué et déploré plus largement dans la société civile. "Ceci eut des conséquences inattendues que nous n'avions pas espérées dans cette ampleur", témoignait Lucien Dury dans le mémoire de licence d'une étudiante en journalisme de l'Université libre de Bruxelles en 1995. "Tout à coup, on se rendit compte du problème qu'on ne pouvait pas simplement se passer du Journal." Le journaliste Jos Anen trouve un arrangement avec l'imprimeur et imagine une autre rentrée d'argent qui va soulager les finances du Journal : les annonces légales de sociétés.

"C'était un peu le secret du Journal : il comptait trois ou quatre pages d'avis de sociétés obscures", glisse M. Hilgert. "En fait la loi exige que les avis d'assemblées générales de sociétés ou bien leur augmentation de capital soient publiés dans plusieurs organes de presse. À un moment, le Journal a découvert qu'il pouvait casser les tarifs car son tirage était moins important. Les sociétés inséraient leurs annonces chez lui car il était moins cher." Une astuce qui offre au Journal "un nouveau départ" comme il le clame à son retour dans les boîtes aux lettres le 24 mars 1964 – de quoi susciter le scepticisme du Lëtzebuerger Land : "Le Journal a fait sa timide rentrée dans le monde de la presse luxembourgeoise. A-t-il repris force et vigueur, ou ne s'agit-il que d'une survie provisoire et artificielle, l'avenir assez proche nous l'apprendra." Le Journal est remis sur les rails mais ce sont surtout l'aide à la presse, instaurée en 1976 par le gouvernement DP-LSAP dans l'optique de soutenir les concurrents de l'hégémonique Wort, et la multiplication des annonces publicitaires qui vont le maintenir à flot.

C'est dans les années 1970 que l'actionnariat du Journal bascule du côté du DP. Jusqu'alors, il donnait la part belle aux imprimeurs. Les actions de la famille Peusch sont cédées à l'asbl Centre d'études Eugène Schaus exclusivement composée de membres DP. Le parti a donc la main sur la gestion du Journal et aussi la volonté d'agir sous la présidence de Paul Beghin – ce qui n'était pas le cas de son prédécesseur Gaston Thorn.

Toujours en quête d'un lectorat plus large, la direction du Journal convoque un nouveau rédacteur en chef en la personne de Jean Nicolas, lequel engage des correspondant·e·s à l'étranger – ce qui n'arrange rien aux finances du quotidien – et essaie d'orienter la ligne éditoriale du Journal vers les scoops et le sensationnalisme (ingrédients de sa publication ultérieure). Il est remercié au bout de deux ans pour avoir lancé un journal régional en parallèle à son activité au Journal.

À la fin des années 1970, les finances du Journal jettent à nouveau une ombre sur sa pérennité. Henri Grethen, nommé administrateur-délégué des Éditions Lëtzebuerger Journal, impose une gestion stricte des finances pour empêcher le navire de couler. Il renonce également à l'édition du lundi, pourtant importante dans les médias luxembourgeois puisqu'elle apporte les nouvelles du week-end et en particulier les résultats sportifs. En cause : le changement d'horaire des P&T. Celle-ci avance de deux heures la récupération des journaux pour distribution, ce qui obligerait l'imprimerie à travailler non pas le lundi matin mais le dimanche soir, avec les heures supplémentaires payées double pour les ouvriers. Un surcoût que le Journal ne peut se permettre – au risque de perdre encore des lecteur·rice·s et de susciter certaines railleries (Jean-Claude Juncker ne se privait pas lors de ses briefings hebdomadaires de moquer "le journal qui ne paraît pas le lundi").

Une différence à cultiver

Malgré ces difficultés financières persistantes, les années 1980 sont celles d'un rebond pour le Journal sous l'impulsion de Rob Roemen, journaliste depuis 1975 et promu rédacteur en chef en 1985. C'est lui qui remet de l'ordre dans les pages du quotidien et met en place un rubriquage plus lisible. Le Journal s'affirme et abandonne en 1983 la numérotation de l'Obermoselzeitung pour assumer sa naissance en 1948. Il s'offre d'ailleurs pour sa 35e année d'existence une distribution gratuite dans des milliers de boîtes aux lettres afin de faire découvrir le fruit de sa relance au plus grand nombre. Ainsi 43.000 exemplaires sont imprimés une fois par semaine durant plusieurs mois – un tirage record pour le modeste quotidien.

"Depuis des années, la rédaction et les collaborateurs s'efforçaient d'augmenter la qualité de ce journal", indique Rob Roemen dans son éditorial du 8 novembre 1983. "Nous croyons que nous y avons réussi mieux que nous l'avions espéré nous-mêmes. La deuxième étape prévoit l'extension du cercle des lecteurs, étape qui est introduite maintenant." Le Journal revendique alors sa différence par rapport aux autres journaux – en particulier au niveau des sujets abordés. "Le Lëtzebuerger Journal devient peu à peu un journal indispensable aux personnes qui veulent aussi être informées sur ces choses qui sont taboues pour d'autres", écrit encore M. Roemen en 1985, alors que le Luxemburger Wort défendait la vision très conservatrice de la société de son actionnaire, l'archevêché.

Romain Hilgert

Rob Roemen, fervent défenseur et fer de lance du DP dans ses éditoriaux, publie aussi quelques scoops tonitruants : en 1984, il dévoile les protocoles secrets des négociations de coalition entre le CSV et le LSAP. "Rob Roemen était entouré de jeunes journalistes motivés. Le DP venait de sortir du gouvernement et le Journal avait encore des connexions dans les administrations", commente M. Hilgert. "Parfois des informations faisaient consulter le Journal." C'est aussi l'époque où Rob Roemen et ses journalistes mènent leur propre enquête sur le Bommeleëer (poseur de bombes). L'Imprimerie Centrale reçoit alors des menaces et lui demande de lâcher son enquête. En 1990, le Journal défraie encore la chronique en publiant le témoignage de l'époux d'une adepte de la secte dite de l'Ange Albert, menée par un médecin recommandant de mélanger du sang et des légumes en repas. Ce dernier sera radié par le Collège médical. L'affaire vaudra trois procès contre le journaliste Roger Glaesener, qui n'en gagnera qu'un seul.

Il faut dire qu'à cette période la justice se penche plus d'une fois sur les articles du Journal. La législation ne protège quasiment pas les journalistes ni leurs sources. C'est ainsi que le Journal est le théâtre de plusieurs perquisitions au moment de l'affaire Wolter. Rob Roemen avait en effet eu connaissance d'une sanction fiscale infligée par l'administration des contributions directes à Michel Wolter, ministre CSV, dans ses fonctions de président du club de tennis de Bascharage. "L'affaire a éclaté juste avant les élections", se souvient Claude Karger, journaliste (1996–2000) puis rédacteur en chef du Journal (2005–2020). "Par la suite tout un arsenal juridique a été dirigé contre le Journal et contre Rob Roemen en particulier. Il y a eu des perquisitions pour déceler qui avait passé l'information au Journal. L'affaire a fait date car elle a atterri à la Cour européenne des droits de l'Homme et le Luxembourg a été condamné en 2003 pour avoir violation la liberté de la presse et le droit de la presse à ne pas divulguer l'identité de ses informateurs. Cet arrêt a conduit à un renforcement sensible de la protection des informateurs."

"Le Journal était un peu une école de journalistes."

Romain Hilgert, ancien rédacteur en chef du Lëtzebuerger Land

Le Journal aspire dans ces années 1980 à être davantage qu'un organe de parti. "Un journal ne peut subsister en étant seulement un organe de presse du parti", considère Rob Roemen, qui rompt une tradition bien ancrée : lorsqu'il écrit sur le DP, il n'écrit plus "nous" mais "le DP". Au même moment, le DP révise ses statuts : l'abonnement au Journal des membres du parti n'est plus obligatoire mais recommandé. Le DP reste cependant aux manettes. "Le Journal s'est toujours vanté d'avoir de grandes personnalités politiques ou économiques dans son conseil d'administration", soulignait en 2008 Gusty Graas dans un article sur les 60 ans du Journal ("Standbein der liberalen Presse : 60 Jahre Lëtzebuerger Journal – ein historischer Abriss", "Un pilier de la presse libérale : 60 ans de Lëtzebuerger Journal – un aperçu historique"). Se sont succédés Lucien Dury, Émile Hamilius, Gaston Thorn, Paul Beghin, Robert Wiget, Carlo Meintz mais aussi Colette Flesch, Henri Grethen, ministre des Finances entre 1999 et 2004, Norbert Becker, ancien haut dirigeant d'Arthur Andersen et d'EY, Kik Schneider…

Une proximité qui n'a pourtant pas toujours rimé avec affinités. "L'intérêt politique était depuis toujours plus grand chez l'adversaire que chez les propres partisans", constatait Rob Roemen dans son ouvrage Aus Liebe zur Freiheit – 150 Jahre Liberalismus in Luxemburg (Par amour pour la liberté – 150 ans de libéralisme au Luxembourg). "Les libéraux traitaient – comme seule force politique – "leur" quotidien toujours avec négligence, un phénomène très rare et surtout très incompréhensible en politique." Romain Hilgert rapporte d'ailleurs cette anecdote cruelle : "Le DP a très vite commencé à mépriser le Journal parce qu'il ne faisait pas le poids. Lorsqu'il était Premier ministre, Gaston Thorn se vantait de dire à sa secrétaire qu'elle n'avait pas besoin de mettre le Lëtzebuerger Journal sur son pupitre."

Quant aux autres médias, ils ont également toujours marqué une certaine condescendance à l'égard du Journal, "le journal qui voudrait être grand" comme le qualifiait Elisabeth Haas, une étudiante en journalisme à l'ULB qui a consacré son mémoire de licence au Journal. Pour autant, le Journal a fait figure de bonne école pour les journalistes qui y sont passés plus ou moins longtemps – sortir un quotidien à 8 ou 9, chacun mettant la main à la pâte et gérant plusieurs pages, forge de bon·ne·s professionnel·le·s, lorsque dans de plus grandes rédactions les jeunes journalistes se voient souvent attribuer peu de responsabilités. "Le Journal était un peu une école de journalistes", confirme M. Hilgert. "Beaucoup y ont débuté et sont partis assez rapidement pour d'autres titres. Ils sont devenus journalistes voire des politiciens connus – et ceux-là avaient un peu honte d'avoir commencé au journal du parti démocratique." Pour M. Karger, "il y avait aussi une bonne différence entre les salaires pratiqués au Journal et au Wort par exemple. Dans l'histoire du Journal, de nombreuses plumes se sont retrouvées ensuite au Wort ou au Tageblatt parce qu'ils offraient plus."

C'est ainsi que Robert Goebbels, par la suite ministre de l'Économie, est passé par la rédaction du Journal. Il en garde un souvenir amusé qu'il a partagé dans les pages du 50e anniversaire du Journal en 1998 : "Je voulais un stage au Tageblatt mais il n'y avait pas de place. J'ai alors fait mon stage auprès de Willy Muller et Guy Binsfeld. J'étais si enthousiaste que je multipliais les coquilles sur la machine à écrire et ils devaient repasser après moi pour corriger. Une semaine après mon engagement, Paul Elvinger s'est plaint à Jos Anen : 'Quel genre de communiste avez-vous donc engagé ?' Mais que ce soit au Journal ou au Tageblatt, on ne m'a jamais questionné sur mon appartenance à un parti. Je sais par expérience que même les rédactions de journaux politiques sont souvent plus indépendantes que cela ne plaît aux politiques de la même couleur."

D'autres personnalités sont passées par le Journal comme Guy Binsfeld, fondateur de la maison d'édition du même nom, qui a connu les 38 jours de journal fantôme en 1964, ou encore Willy Muller, Pol Wirtz, Lucien Thiel, par la suite président de l'Association des banques et banquiers du Luxembourg (ABBL), Michel Raus, journaliste culturel réputé et parti pour RTL Radio, plus récemment Arne Langner, qui a finalement quitté le journalisme pour la communication d'ArcelorMittal, Annette Welsch, désormais au Wort.

À l'aube d'internet

Les années 1990 marquent pour le Journal comme pour ses concurrents la fin de l'hégémonie de la presse écrite, la presse papier, même si peu d'entre eux voient venir, derrière ce qu'on appelait les "nouveaux médias", la révolution numérique qui va tarir leurs revenus publicitaires. Henri Grethen recrute un jeune Luxembourgeois qui revient de Paris où il a suivi une formation en journalisme, pigé pour des quotidiens luxembourgeois et où il a surtout travaillé sur l'émergence d'internet. Ce n'est autre que Claude Karger, qui succèdera près de dix ans plus tard à Rob Roemen. Mais le Journal ne mise pas tout de suite sur internet – manque de moyens, évidemment, mais aussi l'ignorance du rôle qu'internet allait jouer par la suite. "Dans les années 2000, un site internet était considéré comme un nice to have par les journaux, ils faisaient la promotion de leurs articles parus en format papier", rappelle M. Karger. "Tout le monde commençait à mettre le paquet sur internet sans se demander quelle rémunération ils en tireraient. C'est seulement dans les années 2010 qu'il y a eu une prise de conscience et que des rédactions propres aux sites internet ont été mises en place."

En 2001, la rédaction déménage près de l'Imprimerie Centrale, au coin de la rue Adolphe Fischer et de la rue de Strasbourg, où elle restera jusqu'en 2020. Elle a pour sous-locataire le secrétariat du DP jusqu'en 2006. Cette année-là, le Journal s'offre un nouveau toilettage, un changement de maquette et un nouveau système de mise en page informatique. L'accent est mis sur la lisibilité des informations. Une nouvelle campagne de distribution est orchestrée pour séduire de nouveaux·elles lecteur·rice·s : tous les deux mois, un exemplaire est envoyé à 135.000 foyers dans le pays.

Cinq ans plus tard, c'est une relance plus profonde que tente le Journal, forcé par les événements. "L'Imprimerie Centrale imprimait seulement le Journal et le Land, ce n'était plus rentable et elle a décidé d'abandonner l'impression par rotative", se souvient M. Hilgert. Confrontée au constat qu'elle devait investir dans une nouvelle rotative – notamment pour pouvoir proposer des pages couleur dans tout le journal –, l'imprimerie a préféré jeter l'éponge. C'est alors que le Journal a noué un partenariat industriel avec Editpress, maison d'édition du Tageblatt et du Quotidien. Les deux éditeurs ont donc partagé l'imprimerie de Sommet à Esch-sur-Alzette.

Le Journal profite de ce nouveau départ pour faire peau neuve. Exit la couleur bleue du DP, le titre du Journal s'affiche désormais en noir. Claude Karger l'affirme noir sur blanc : le Journal n'est plus un organe de parti. Même si c'est un membre du DP, Marc Hansen, administrateur-délégué des Éditions Lëtzebuerger Journal, qui l'accompagne lors de la conférence de presse. "Nous avions commandé une série d'analyses sur le marché et nous avons réorienté le Journal sur cette base", commente M. Karger. "Il y a eu une certaine évolution pour se dégager de cette idée que le Journal est l'organe officiel du DP. D'autres réflexions ont joué comme les langues ou la présence sur internet." Dans une interview parue dans le Jeudi – depuis disparu —, le rédacteur en chef déclare vouloir "faire des efforts pour atteindre les jeunes et les non-Luxembourgeois". La nouvelle frontière pour séduire un lectorat peu présent sur le marché.

"Un journal ne peut subsister en étant seulement un organe de presse du parti."

Rob Roemen, rédacteur en chef du Journal de 1986 à 2005

Pour Romain Hilgert, cette prise de distance avec le DP était une erreur. "C'était un mensonge et un échec catastrophique. Le Journal ne voulait plus être le journal du parti car il voulait trouver une clientèle extérieure au parti, ce qui est compréhensible. Mais c'était une erreur fondamentale surtout qu'au Grand-Duché les journaux se vendent principalement par abonnement. Or la famille luxembourgeoise moyenne s'abonne à un journal, pas deux ou trois. Pour beaucoup c'était le Wort, ou alors le Tageblatt dans le Sud. Le Journal était le deuxième journal des familles libérales. Une fois qu'il n'était plus l'organe du parti, ces familles se sont dit qu'elles n'avaient plus besoin de le soutenir."

Cependant pour Claude Karger, cette relance a porté ses fruits : "Nous avons réussi notre pari en reconquérant de nouveaux lecteurs." Le Journal, qui paraît de nouveau le lundi et augmente sa pagination à partir de 2005, voit ses finances gonflées par l'aide à la presse. De 529.000 euros en 2011, il passe à plus de 974.000 euros d'aide à la presse en 2020. Mais les premières projections de la réforme de l'aide à la presse élaborée par la coalition Gambie assombrissent l'horizon : avec le Quotidien, il est le seul à devoir être pénalisé par le nouveau mécanisme qui, pour simplifier, se fonde non plus sur le nombre de lignes mais sur le nombre de journalistes professionnel·le·s. Et en 2020 vient le coup de grâce avec la crise sanitaire : "Tout a été gelé durant plusieurs mois : les annonces officielles, les budgets publicitaires des annonceurs, même les annonces des communes", se souvient M. Karger. "Heureusement que le gouvernement a versé une aide spéciale à la presse."

Claude Karger

En juin 2020, les dirigeants du Lëtzebuerger Journal annoncent la fin du quotidien en tant que journal papier et le début d'une nouvelle existence exclusivement numérique. "Cela fait longtemps que notre journal a lancé une réflexion fondamentale sur son avenir", indiquent Kik Schneider, président du conseil d'administration des Éditions Lëtzebuerger Journal et Claude Karger. "Ceci sur fond de transformation des habitudes de son lectorat, mais aussi de transformation des stratégies publicitaires des entreprises. Le digital occupe une part de plus en plus importante dans ces habitudes et ces stratégies. En même temps, la production et la diffusion d’un quotidien papier deviennent de plus en plus onéreuses. La crise du Covid-19 a encore souligné ces tendances de fond." Une mutation radicale qui s'accompagne d'un profond changement au sein même de la rédaction – un épisode douloureux en interne et critiqué à l'extérieur.

À nouveau support, nouvelle ligne éditoriale : le Lëtzebuerger Journal que vous connaissez depuis près de trois ans s'est donné les moyens de suivre le même objectif que visaient ses prédécesseurs en proposant des sujets que ses concurrents n'abordent pas ou peu, des articles documentés, un journalisme qui s'éloigne du tout-venant et des micro-événements de l'actualité chaude pour explorer les tendances de fond et les problématiques réelles de la vie d'aujourd'hui, dans une optique constructive. Depuis 2020, la mention au Journal a définitivement disparu des statuts du DP et ses administrateur·rice·s, bien que majoritairement DP, n'influent toujours en rien dans le travail des journalistes.

Le plus amusant, c'est que ce virage numérique fait écho à un article du supplément des 50 ans qui tentait d'imaginer le futur et qui commençait ainsi : "Demain vous ne feuilleterez plus votre Lëtzebuerger Journal" ("Morgen werden Sie Ihr Lëtzebuerger Journal nicht mehr durchblättern"). Et en effet, vous ne le feuilletez plus mais vous le déroulez sur un écran depuis trois ans.