Écouter cet article
Très présent·e·s sur les routes et dans les entreprises, les frontalier·ère·s restent pourtant inaudibles dans l’espace politique luxembourgeois. Alors que les discriminations se multiplient, la question de leur représentation se pose.
Ils·Elles étaient moins de 7.000 en 1980, 79.300 en 2000 et plus de 200.000 aujourd’hui. D’abord accueilli·e·s à bras ouverts pour faire tourner une économie florissante et en manque de main-d’œuvre, les travailleur·euse·s frontalier·ère·s sentent le vent tourner depuis quelques années. Tou·te·s seraient la cause du trafic congestionné aux heures de pointe, ne feraient pas assez d’efforts pour apprendre le luxembourgeois, dépenseraient leurs revenus dans leur pays de résidence et ne seraient en somme que des profiteur·euse·s.
Ces clichés, assidûment répétés dans les commentaires des sites internet d’actualité, transpirent même parfois dans le discours politique. L’ex-ministre de l’Économie Étienne Schneider (LSAP) s’était ainsi un temps rangé aux arguments de ses collègues François Bausch et Carole Dieschbourg (déi gréng) opposés à l’installation des usines de Fage et Knauf, reprenant un discours méprisant envers les frontalier·ère·s : « Je vous donne comme exemple une entreprise qui créerait 100 emplois, dont 95 frontaliers rémunérés au salaire social minimum. Qu’est-ce que cette entreprise et ses salariés représentent encore en termes de recettes fiscales? » Il était revenu sur ces propos un peu plus tard.
Plus insidieusement, les mesures discriminatoires ont fait leur apparition bien plus tôt. Dès 2005 la Cour de justice de l’Union européenne épinglait le Grand-Duché concernant l’allocation d’éducation qu’il avait refusée à une frontalière allemande. L’année suivante, le gouvernement Juncker-Asselborn I prétendait compenser la désindexation des allocations familiales par la création des chèques service accueil. « Nous avions salué les chèques service accueil mais avions souligné qu’en attendant beaucoup de gens ne pouvaient pas en bénéficier et notamment les frontaliers », se souvient Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre des salariés. « Je ne sais pas si à l’époque existait l’intention d’exclure quelqu’un du dispositif mais avec les bourses d’études il est devenu assez clair que c’était ce que le gouvernement voulait faire. »
« Un syndicat constitué seulement de frontaliers, c’est se tirer une balle dans le pied. »
Roberto Mendolia, président de l’Aleba
Effectivement la mesure la plus frontale et la plus évidente demeure la réforme des allocations familiales de 2010, supprimant ces prestations à partir de la majorité des enfants des résident·e·s comme des frontalier·ère·s et les remplaçant par des bourses d’études accessibles aux seuls enfants de résident·e·s. « Un système ouvert à tous ne serait pas finançable », clamait le ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, François Biltgen (CSV), tandis que Jean-Claude Juncker (CSV) assurait dans une lettre à une sénatrice belge que rejeter la réforme reviendrait pour la Commission à « nous obliger à cofinancer la politique d'enseignement supérieur voire la politique de jeunesse d'autres États membres, nous obligeant par là à revenir en arrière sur notre propre politique en faveur de la population dont nous avons prioritairement la charge, à savoir nos jeunes résidents ».
On connaît la suite : trois arrêts de la CJUE retoquant la loi luxembourgeoise et des milliers de frontalier·ère·s lésé·e·s. Ceux et celles qui avaient déposé un recours ont pu finalement recevoir les aides qui leur étaient dues, si tant est qu’ils remplissent les critères imposés comme la durée de travail au Luxembourg du parent frontalier. Tout n’est toutefois pas réglé : reste la question du non-cumul de la bourse d’études et des aides au logement octroyées aux étudiant·e·s par le pays où ils résident pour leurs études. Un cumul autorisé pour les résident·e·s mais interdit aux frontalier·ère·s. Plusieurs centaines d’affaires restent en suspens en attendant une éventuelle intervention de la Commission européenne.
Déboires sociaux et fiscaux
Certain·e·s frontalier·ère·s pâtissent également des conséquences de la réforme des allocations familiales entrée en vigueur le 1er août 2016 : ils·elles ne peuvent plus percevoir d’allocations pour le ou les enfants de leur conjoint·e ne travaillant pas au Grand-Duché. Portée devant les juridictions sociales, l’affaire a été tranchée sans équivoque par la Cour de justice de l’UE en avril 2020. Sans surprise, celle-ci a retoqué la réforme luxembourgeoise jugée discriminatoire envers les frontalier·ère·s.
Vanessa Correia
Pour autant, ces dernier·ère·s ont toutes les peines du monde à obtenir gain de cause devant les juridictions sociales. « La Caisse pour l’avenir des enfants s’est emparée du critère évoqué par la CJUE – selon lequel le travailleur frontalier doit pourvoir à l’entretien de l’enfant de son conjoint pour bénéficier des allocations familiales luxembourgeoises – et demande désormais systématiquement des justificatifs sur les revenus et charges des parents biologiques de l’enfant », rapporte Me Pascal Peuvrel, avocat à la Cour très actif dans la défense des droits des frontalier·ère·s. « C’est ignoble et c’est une interprétation restrictive de l’arrêt de la CJUE. » Il vient de se pourvoir en cassation dans une première affaire après avoir gagné en première instance devant le Conseil arbitral de la sécurité sociale et été débouté en appel devant le Conseil supérieur de la sécurité sociale.
S’ajoutent à ces déboires d’autres obstacles que seuls les frontalier·ère·s rencontrent. « Le LCGB est beaucoup sollicité par ses membres frontaliers pour des questions ayant trait à la fiscalité », indique Vanessa Correia, secrétaire syndicale chargée de la politique sociale au LCBG. « Un exemple concret concerne les frontaliers mariés qui demandent une simulation d’impôts afin de voir si une imposition en classe d’impôt 1 ou avec le taux global défini sur base de la classe d’impôt 2 est plus avantageuse. » Car depuis la réforme fiscale annoncée en 2017, les frontalier·ère·s marié·e·s ne bénéficient plus d’office de la classe 2.
« Plusieurs aspects spécifiques aux frontaliers s’ajoutent aux problématiques qu’ils partagent avec les résidents comme celles liées au droit du travail (licenciement, arriéré de salaire…) », explique Jacques Delacollette, secrétaire central chargé de la coordination des sections de frontaliers à l’OGBL. « Par exemple, si une personne ayant travaillé au Luxembourg et en Belgique se voit octroyer une pension d’invalidité au Luxembourg, elle doit attendre six mois que son dossier soit clôturé en Belgique pour percevoir la partie belge – et dans l’autre sens c’est quasiment un an. C’est incroyable que cela se passe comme ça alors que les transmissions de données se font désormais si rapidement. Et cela met les gens en difficulté. »
« Nous sommes la voix des frontaliers dans la procédure législative. »
Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre des salariés
Les frontalier·ère·s belges doivent aussi subir depuis plusieurs années le zèle excessif du fisc belge dans la traque aux détaché·e·s masqué·e·s. « Certains ont pris l’habitude de payer chaque jour leur sandwich ou une boisson avec leur carte Visa pour avoir une trace de leur passage au Luxembourg », poursuit M. Delacollette. « Je connais un cas récent : le fisc est remonté cinq ans en arrière et demandait 18.000 euros d’arriérés à un frontalier. Celui-ci a dû aller au tribunal parce que le fisc n’acceptait pas de prendre en compte ses justificatifs. »
Les frontalier·ère·s des trois pays limitrophes sont également dépendant·e·s des discussions intergouvernementales en matière de télétravail. « Depuis le début de la pandémie, les questions relatives au télétravail, plus précisément aux seuils de tolérance appliqués par les pays frontaliers, et aux règles de coordination relatives à la sécurité sociale se sont multipliées », souligne Mme Correia. « La tolérance est passée de 24 à 34 jours pour les frontaliers français et belges, mais l’Allemagne reste à 19 jours », complète M. Delacollette.
Une avancée obtenue dans le sillage de la crise sanitaire durant laquelle tou·te·s les salarié·e·s qui le pouvaient ont dû télétravailler, mais jugée encore insuffisante. « Ces accords sont hétérogènes et restent toujours en-dessous du maximum possible de 55 jours par an que les frontaliers pourraient prester sans dépasser le seuil des 25 % pour la sécurité sociale », précise Mme Correia. « Ceci a notamment créé début 2021 beaucoup de dégâts dans le secteur du transport où de nombreux chauffeurs ont subi du jour au lendemain une désaffiliation au Luxembourg. »
Jean-Jacques Rommes & Daniel Becker
Face à la pression des syndicats, le gouvernement temporise. « On nous demande de ne pas être trop militant et de laisser les négociations politiques suivre leur cours », commente Roberto Mendolia, président de l’Aleba. « Mais en attendant les problèmes demeurent. Il faut préciser que si un frontalier se connecte 1h de chez lui et va ensuite travailler au Luxembourg, cela est déjà décompté comme un jour de télétravail. »
Le sujet n’est pas prioritaire, déplore M. Delacollette. « Lors des sommets de la Grande Région, les politiciens disent qu’il faut travailler ensemble, mais ils l’oublient aussitôt qu’ils reviennent dans leur bureau. »
Les syndicats sont en première ligne pour conseiller et accompagner les frontalier·ère·s : les sections de l’OGBL et celle de son partenaire le LGTB à Arlon ont reçu en 2019 plus de 10.000 frontalier·ère·s – et cela seulement à la frontière belge. Il faut dire aussi que les frontalier·ère·s représentent entre 40 et 50% des adhérent·e·s des syndicats – très peu dans les organes de direction. Une réalité de longue date, mais ce n’est finalement qu’en 2010, lors de la réforme des bourses d’études, que les syndicats sont montés au créneau pour défendre ouvertement les intérêts des frontalier·ère·s. Le gouvernement est passé outre.
Des idées délibérément ignorées
« Tous les problèmes des frontaliers sont soulevés de manière récurrente devant les politiques, que ce soit lors d’entrevues avec les différents ministres ou par le biais des représentants du Conseil économique et social du Luxembourg et de celui de la Grande Région », assure M. Delacollette. « Nous allons aussi rencontrer les dirigeants politiques dans les pays frontaliers. Mais il y a toujours un problème plus urgent. »
Et pourtant les syndicats ne manquent pas d’idées constructives. « C’est honteux qu’il n’y ait toujours pas de ligne à grande vitesse entre Bruxelles et Luxembourg », estime M. Mendolia, qui a connu 12 ans de covoiturage depuis Liège. « Et les infrastructures routières ne sont pas adaptées : avec la reprise [post-pandémie], j’entends dire que le trafic est encore pire qu’avant. Pourquoi avoir arrêté l’autoroute du Nord à Ettelbruck ? Pourquoi ne pas aménager un grand ‘ring’ avec Arlon et l’Allemagne ? Les solutions existent et passent par des décisions politiques comme la facilitation du télétravail. » Les syndicats sont toutefois mis de côté lorsque le sujet sort du cadre du droit du travail.
« Nous nous sommes toujours cantonnés à un travail juridique et nous devons passer à une dimension politique. »
Georges Gondon, fondateur de l’association belge Solidarité Frontaliers Européens
Qui d’autre alors pour porter la voix des frontalier·ère·s ? La Chambre des salariés s’est lancée dans la bataille à sa façon depuis plusieurs années et compte de plus en plus de frontalier·ère·s en son sein. « Nous sommes passés de seulement 5 frontaliers dans l’assemblée plénière en 2009 à 7 en 2013 et 17 en 2019 », souligne M. Hoffmann. Soit 28% des membres, « sachant que nous avons deux secteurs comptant très peu de frontaliers : les CFL et les retraités ».
« Nous sommes la voix des frontaliers dans la procédure législative », estime-t-il. « Nous travaillons étroitement avec les syndicats. Nous ne sommes pas toujours sur le front, nous agissons plutôt comme un back-office en analysant les dossiers dans le cadre de nos avis sur les projets de loi. Les syndicats prennent le relais au niveau politique. »
Ce qui ne veut pas dire que la CSL mâche ses mots dans ses avis. Que ce soit pour la réforme fiscale de 2017 qui modifiait le traitement des frontalier·ère·s ou, plus récemment, pour le projet de loi sur les allocations familiales élaboré par le ministère de la Famille et de l’Intégration, la CSL pointe sans ambages les points problématiques. « La CSL est outrée par le fait que le législateur puisse soumettre un texte aussi nuisible à la cohésion sociale », qui « risque d’attiser les rancœurs entre résidents et non-résidents et est profondément néfaste à l’image du pays », écrivait-elle ainsi dans ce dernier avis.
« Le phénomène frontalier est d’office inclus dans nos réflexions au sujet de projets de fiscalité et de sécurité sociale, et de manière générale nous veillons à ce que ne soit prise aucune mesure qui soit désavantageuse pour les frontaliers ou avantageuse pour les résidents mais inaccessible aux frontaliers », affirme M. Hoffmann.
Jacques Delacollette
Le Conseil économique et social (CES) aussi se targue d’attirer l’attention sur les problèmes rencontrés par les frontalier·ère·s, même si sa composition n’est pas représentative de ce point de vue. « C’est aux organisations qui nomment les membres de veiller à ce que leurs représentants reflètent la diversité du monde du travail », précise Jean-Jacques Rommes, vice-président du CES. Les membres de cet organe tripartite sont en effet issu·e·s des organisations représentant les travailleur·euse·s (salarié·e·s et fonctionnaires), de celles représentant les entreprises, les libéraux·ales et les agriculteur·rice·s et enfin de l’administration. « La moitié des salariés des entreprises sont frontaliers, aussi on peut dire que les chambres professionnelles qui représentent les entreprises représentent forcément les intérêts des frontaliers. Nous sommes ainsi la seule institution au pays à représenter non seulement les Luxembourgeois et les étrangers, mais aussi les frontaliers. »
Signe de son intérêt pour le phénomène frontalier, le CES avait publié en janvier 2020 un avis remarqué sur le travail transfrontalier, dans lequel il a détaillé l’envergure de celui-ci et aussi les enjeux que cela induit. Il avait notamment mis en garde contre une scission latente à l’œuvre et déploré l’invisibilité des frontalier·ère·s dans la sphère publique. « Ces disparités dans la représentation sectorielle font apparaître le besoin d‘une conscience particulière auprès de nos décideurs politiques afin d’éviter une ségrégation artificielle trop prononcée entre salariés résidents, voire luxembourgeois, et frontaliers, et de promouvoir, au contraire, la meilleure cohésion sociale possible », a-t-il ainsi argumenté.
Deux ans plus tard, M. Rommes développe la pensée de la commission qui a rédigé cet avis et qu’il présidait : « Nous avons en réalité plusieurs problèmes de représentation démocratique au niveau de l’ensemble du pays. D’abord parce que les Luxembourgeois votent et sont très majoritaires dans la fonction publique alors que les étrangers le sont dans le privé. Et ensuite parce que nous avons des secteurs remplis de frontaliers et d’autres qui en comptent très peu. Évidemment dans l’intérêt d’une plus grande mixité, il serait mieux d’avoir un peu plus de proportionnalité dans tous les secteurs pour éviter un risque économique », comme lorsque le Luxembourg a craint que ses voisins ne réquisitionnent les soignants frontaliers pour leurs propres hôpitaux.
« Nous allons proposer que le CNE compte trois frontaliers, un de chaque pays limitrophe. »
Munir Ramdedovic, président du Conseil national des étrangers
Il est un autre organe qui aurait aussi vocation à représenter les frontalier·ère·s : le Conseil national des étrangers, créé en 1993 et doté depuis au moins quinze ans d’une commission des frontaliers. Empêtré dans un fonctionnement lourd – qui impose notamment un quorum de 75% par assemblée plénière – et lesté par une assiduité fluctuante de ses membres, il a connu des hauts et des bas mais semble reparti sur de bonnes bases depuis quelques années. Il a notamment émis un avis sur le télétravail dès 2019, dans lequel il suggérait un seuil de 56 jours par an pour les frontalier·ère·s.
Et son président Munir Ramdedovic ne cache pas ses ambitions. « Pour la nouvelle loi sur l’intégration, nous allons proposer que le CNE compte trois frontaliers, un de chaque pays limitrophe », alors que l’élection est jusqu’à présent réservée aux résident·e·s. « Les frontaliers occupent une place importante dans l’économie luxembourgeoise. Et nous sommes conscients que les droits des frontaliers et des résidents ne sont pas tout à fait les mêmes. » Dès janvier, le CNE nommera trois expert·e·s frontalier·ère·s qui pourront siéger au CNE voire « mettre sur la table des sujets concernant les frontaliers ».
Politiquement inaudibles
Il serait donc inexact de dire que les problèmes rencontrés par les frontalier·ère·s n’ont aucun écho parmi les organes représentant les salarié·e·s, les entreprises ou les étranger·ère·s. Pour autant, aucune voix identifiée ne parle pour eux. C’est d’ailleurs le constat que dressait déjà en 2012 la Chambre de commerce dans sa note Actualité & tendances n°12, intitulée : « Le rayonnement transfrontalier de l’économie luxembourgeoise : la diversité règne, l’intégration piétine ». La chambre professionnelle, dont les entreprises membres emploient 90.000 personnes et constituent 80% du PIB, réservait une page entière à ce manque de représentation des frontalier·ère·s. « Malgré son ampleur, et aux yeux de la Chambre de Commerce, les pouvoirs publics accordent un intérêt encore trop limité au phénomène frontalier », estimait-elle alors, déplorant « le fait que les frontaliers ne so[ie]nt guère structurés en tant que groupe social homogène ».
Munir Ramdedovic
Et de suggérer que le gouvernement prenne les choses en main et crée par exemple un « commissariat aux frontaliers qui s’occuperait spécifiquement des problèmes rencontrés par les frontaliers ». Elle évoquait encore des « consultations sur les thèmes qui concernent directement les frontaliers (infrastructures de transport, démarches administratives, environnement, etc.). » L’idée n’avait pas été reprise, et pourtant elle est toujours d’actualité, glisse Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de commerce. « Beaucoup d’investissements ont été réalisés depuis, notamment le tram qui ne bénéficie pas forcément aux frontaliers sauf s’ils viennent du Sud pour rejoindre le Kirchberg, mais aussi les parkings relais à la frontière et le projet de tram jusqu’à Esch. Tout cela avance lentement et sous la pression des frontaliers. »
Et toutes les idées ne font pas l’unanimité. « Le gouvernement réfléchit à des espaces de coworking aux frontières pour épargner aux frontaliers les dix derniers kilomètres jusqu’à leur entreprise, mais de nombreux membres de la Chambre de commerce ont montré un intérêt mitigé. Certains préfèrent avoir tous leurs salariés sur place pour échanger, favoriser la collaboration transversale. D’autres le font comme les Big4. » De son côté, Carlo Thelen évoque sur son blog plusieurs entreprises qui seraient prêtes à aménager des logements sur leur terrain pour y accueillir des salarié·e·s avec des loyers subventionnés. « Cela pourrait à la fois résoudre le problème de logement pour les salariés en général et le problème de mobilité des frontaliers qui ne seraient plus obligés de s’imposer des heures de voiture. »
Certes, la pandémie a brutalement rappelé aux résident·e·s – ou leur a ouvert les yeux sur le fait – que ce sont les frontaliers qui font tourner l’économie luxembourgeoise, avec un vibrant hommage du Premier ministre Xavier Bettel (DP) à l’adresse des soignants frontaliers. Certains députés ont même parlé de « héros ». « Au CES, nous étions parfaitement conscients avant la pandémie du fait que les frontaliers sont absolument essentiels pour le pays », souligne M. Rommes, ancien directeur de l’Association des banques et banquiers (ABBL) et de l’Union des entreprises (UEL). « Je crois et j’espère que le discours a changé à l’extérieur aussi. Cela a également remis en perspective les discours que l’on entendait sur le fait qu’il y avait trop de croissance et que les frontaliers encombraient les routes. »
« Le Conseil économique et social est la seule institution au pays à représenter non seulement les Luxembourgeois et les étrangers, mais aussi les frontaliers. »
Jean-Jacques Rommes, vice-président du Conseil économique et social
Toutefois ce soubresaut n’a pas duré puisque les député·e·s ne se sont pas opposé·e·s au projet de loi sur les allocations familiales promu par Corinne Cahen, ministre DP de la Famille et accessoirement aussi de la Grande Région. Un projet de loi censé effacer les clauses discriminatoires de la réforme de 2016, mais qui propose un changement complet de paradigme conduisant in fine au même résultat : l’exclusion des enfants de familles recomposées dépendant d’un·e frontalier·ère. Approuvé en conseil de gouvernement en mai dernier, il a été déposé le 1er juin et suit son cours législatif – les Chambres des salariés et des fonctionnaires ont déjà dénoncé la continuité de la discrimination à l’égard des enfants de frontalier·ère·s dans leurs avis respectifs. « Nous avions l’espoir que la crise sanitaire changerait quelque chose, mais ce projet de loi va droit dans le mur et les frontaliers devront de nouveau se retrouver devant le tribunal », tempête M. Delacollette.
Ce nouveau constat d’échec pousse certains à imaginer une autre forme de représentation pour les frontalier·ère·s. Georges Gondon, de l’association belge Solidarité Frontaliers Européens, et Pascal Peuvrel, président de l’Association des frontaliers au Luxembourg (Afal) côté français, avaient déjà cofondé le Groupement européen d’intérêt économique Frontaliers européens au Luxembourg lors de la longue bataille contre la réforme des bourses d’études. M. Gondon veut aller plus loin. « On constate un repli sur soi des différents États. Les États prônent l’Europe mais chacun s’adresse à son électorat. En 2010 Jean-Claude Juncker expliquait ouvertement qu’il ne voulait pas exporter les bourses d’études parce que cela coûtait cher. Depuis, la même logique se poursuit avec la réforme des allocations familiales de 2016 qui exclut les enfants non biologiques des frontaliers. » Et de fustiger l’attitude du gouvernement qui « gagne du temps » lorsque les affaires patientent plusieurs mois pour passer en justice voire devant la CJUE.
« Je fais le constat que nous nous sommes toujours cantonnés à un travail juridique et que nous devons passer à une dimension politique. Aucune structure officielle ne représente les frontaliers. Personne ne parle des spécificités des frontaliers comme l’organisation des crèches, les chèques service, le codéveloppement, l’incompatibilité des tarifs de transports… » Des sujets sur lesquels les frontaliers ne sont pas entendus. « Lors de l’arrêt de la CJUE sur les allocations familiales, j’ai demandé à être reçu par la ministre. Ce sont finalement la directrice de la CAE et le premier conseiller de gouvernement de la ministre que j’ai rencontrés. Chacun a exposé son point de vue et ils n’ont pas bougé d’un centimètre. »
Le risque de la désunion
Prochaine étape donc, une association de droit luxembourgeois estampillée frontalier·ère·s, avec l’ambition de devenir l’interlocutrice privilégiée sur les thématiques propres à ces travailleur·euse·s. Le modèle n’est pas inédit : en Suisse, les associations de frontalier·ère·s sont régulièrement reçues pour des discussions voire des négociations avec les administrations et les représentants politiques des cantons.
Cependant l’idée ne réjouit pas forcément les autres organes représentatifs des salarié·e·s au Luxembourg. « Je ne pense pas que ce soit vraiment nécessaire », réagit Mme Correia. « Faudrait-il alors un conseil spécial pour les résidents ? Cela va créer plus de polémique qu’autre chose. Pour moi, les intérêts des frontaliers sont bien défendus et représentés au Luxembourg à travers les différents syndicats. » Et de souligner que la mobilisation du LCGB à l’époque de la réforme fiscale avait payé : le ministère des Finances avait modifié le seuil des revenus autres que luxembourgeois à ne pas dépasser pour qu’un·e frontalier·ère puisse rester dans la classe d’impôt 2.
« Je ne crois pas que ce soit la solution », abonde M. Delacollette. « Il vaut mieux rassembler tout le monde et non créer une scission qui conduira chacun à travailler de son côté. » Il rappelle d’ailleurs qu’aux yeux de l’OGBL, « on ne devrait avoir qu’un seul syndicat », histoire de « conserver son énergie pour défendre les salariés plutôt que pour les élections sociales » lors desquelles chacun « veut montrer qu’il est meilleur que les autres ».
Roberto Mendolia
L’Aleba partage la réserve de ses homologues. « Un syndicat constitué seulement de frontaliers, c’est se tirer une balle dans le pied », estime M. Mendolia. « Et un syndicat frontalier n’aura pas la même caisse de résonance politique », ajoute Jean-Philippe Mansard, de la commission des frontaliers de l’Aleba. Les trois syndicats mettent aussi en avant leur rapprochement respectif avec des syndicats allemands, belges et français pour mieux coordonner leur combat pour les frontalier·ère·s.
Moins politique, la CSL verrait toutefois d’un mauvais œil la création d’une chambre ou d’un syndicat des frontalier·ère·s. « Je pense que ce serait contreproductif », commente M. Hoffmann. « Cela créerait des divisions entre les salariés qui ont pourtant les mêmes intérêts. À la CSL, il n’arrive jamais d’entendre que les résidents seraient contre tel ou tel passage dans une loi. Il est vraiment important de rester uni. »
« Ce sont des problématiques que les frontaliers doivent gérer au quotidien et que les résidents n’ont pas dans leur tête. »
Jacques Delacollette, secrétaire central chargé de la coordination des sections de frontaliers à l’OGBL
Du côté du CES enfin, le son de cloche n’est pas différent. « Je pense que c’est une mauvaise idée », estime M. Rommes. « Beaucoup de problèmes des frontaliers sont des problèmes pour tout le monde. S’il faut construire des routes, cela relève des discussions sur le budget de l’État, sur l’aménagement du territoire… Ce sont des choses dont il faut discuter ensemble et pas séparément. »
L’équation n’est pas simple : certes les frontalier·ère·s peuvent souffrir d’un manque de considération pour leurs difficultés. Fiscalité, démarches administratives rendues compliquées, discriminations, « ce sont des problématiques que les frontaliers doivent gérer au quotidien et que les résidents n’ont pas dans leur tête », souligne M. Delacollette. Pour autant, ont-ils plus de points communs avec leurs voisin·e·s de wagon ou de bouchon qu’avec leurs collègues de travail ?
Sylvain Hoffmann
D’autres enjeux transparaissent derrière ce débat et pourraient en modifier l’issue. L’évolution démographique du pays accélèrera peut-être la prise en considération des frontalier·ère·s par la politique dans la mesure où parmi elles et eux figurent de plus en plus de luxembourgeois·es. « C’est triste un pays qui ne peut plus accueillir ses habitants », commente M. Mansard. « C’est un exode. On se crée des frontaliers. » Il est lui-même dans ce cas. Des frontalier·ère·s qui, pour le coup, ont le droit de vote. Et qui pourraient devenir encore plus nombreux·euses si est adopté le projet de loi sur les emprunts hypothécaires qui vise à exiger un apport conséquent pour toute acquisition immobilière. « Il s’agit de limiter le risque de non-paiement mais qui, aujourd’hui, peut avancer 10 voire 20% du prix d’un logement en cash avec la flambée des prix ? », souligne M. Mendolia. « Cela restreindrait au contraire encore le nombre de propriétaires et cela obligerait le pays à contrôler l’inflation de près, comme c’est le cas en Allemagne, afin d’éviter une flambée des loyers. »
Et puis le coup d’arrêt imposé par la pandémie a aussi provoqué un électrochoc parmi les frontalier·ère·s. « Certains font leurs calculs et se disent qu’en travaillant près de chez eux, ils auront deux heures de transport en moins et une meilleure qualité de vie pour parfois seulement 500 euros de moins. » Une bonne nouvelle pour la Lorraine, la Wallonie ou les Länder limitrophes, mais pas pour une économie luxembourgeoise toujours avide de main d’œuvre. « Sans les frontaliers, l’économie s’effondrerait comme un château de cartes », rappelle M. Delacollette.
Qu’il le veuille ou non, le monde politique n’a d’autre choix que de prendre la pleine mesure de cette problématique complexe mais décisive pour l’avenir du pays – et qui ne se résoudra certainement pas en continuant à léser une partie des cotisant·e·s sociaux·ales au profit d’une autre.