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Au Journal, nous veillons à mettre en avant les personnes et leur vécu. Un point de vue qui prend tout son sens dans les affaires judiciaires, qu'il s'agisse d'un litige administratif ou d'un accident de la route meurtrier. Ce choix de montrer l'humain ne va toutefois pas de soi, comme l'explique Camille Frati.
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Notre monde n'est pas une matrice froide et aveugle dans laquelle nous ne serions que des pions insignifiants, même si certain·e·s dirigeant·e·s le voient ainsi. Chaque règle produit des effets sur une organisation, un système, mais aussi sur les êtres humains qui y évoluent. C'est pour cela qu'il est important pour moi de montrer les visages qui se cachent derrière une décision de justice. J'en ai encore eu l'occasion cette année en vous racontant l'histoire de Michael (nom modifié par la rédaction), un enfant placé dans une famille d'accueil à laquelle la Caisse pour l'avenir des enfants a retiré les allocations familiales parce que les parents étaient des travailleur·euse·s frontalier·ère·s. Également celle de Virginie*, maman de trois enfants, qui s'est vu refuser un congé parental après avoir été mal conseillée. Et encore celle de Matilda*, fillette née avec plusieurs malformations sérieuses mais privée d'allocation spéciale supplémentaire sur la base d'un avis médical bâclé.
Tou·te·s ont saisi la justice, se sont plié·e·s à des procédures plus ou moins longues et contraignantes. Trouver un avocat, compiler des informations pertinentes, se demander si la justice tranchera en sa faveur, attendre. Une affaire en justice, c'est long et cela reste dans un coin de la tête en permanence – et dans le portefeuille aussi. Pour certain·e·s, il s'agit de défendre un droit surtout par principe. Pour d'autres, la décision judiciaire peut tout changer. Privée de congé parental, Virginie a dû retourner travailler et revoir toute l'organisation familiale en trouvant des solutions de fortune pour s'occuper de son bébé et de ses autres enfants. Elle en garde une amertume profonde et un sentiment d'injustice cuisant.
Même ceux·celles qui obtiennent gain de cause en justice n'ont pas tout gagné : les parents de Matilda ont utilisé leurs jours de congé pour ses rendez-vous médicaux et ne pourront jamais les récupérer. Sans compter l'incertitude, l'inquiétude de l'avenir, le sentiment d'être méprisé.
"Interviewer une victime, humaniser un combat, cela revient à s'exposer aussi. On n'en sort pas indemne."
J'ai été particulièrement marquée par ma rencontre avec la famille de Chloé, une jeune femme de la Meuse française fauchée par un chauffard sous l'emprise de l'alcool et de la drogue un soir de novembre 2021. Mon idée était de m'appuyer sur cet exemple pour m'interroger sur la justesse des peines prononcées – le Luxembourg est plus clément que ses homologues européens. Interviewer des victimes ou leurs proches, voilà un exercice délicat. Même si les années ont passé, la douleur de la maman de Chloé, de son frère et de sa belle-sœur reste immense. Les interroger, c'est leur faire revivre des moments cruels, l'annonce de la triste nouvelle un dimanche matin par un gendarme, la découverte des circonstances atroces de l'accident, la détresse de ne pas savoir où est le corps de la jeune femme, s'ils·elles pourront la voir avant l'enterrement, les semaines passées sans information sur la procédure luxembourgeoise, les procès sans traduction en français, les excuses insincères du chauffard, les peines plus légères que ne le prévoit la loi.
Et pourtant, cette famille m'a ouvert sa porte et ses souvenirs. Sa maman s'est confiée devant la tombe de Chloé qu'elle tient décorée et soignée tous les jours. Pour elle qui a déjà perdu son époux il y a quelques années, la vie continue avec un chagrin pesant, même si ses petits-enfants lui apportent de la joie. Cette famille a transformé sa douleur en force et en combativité. Elle se bat pour Chloé, pour que celui qui lui a ôté la vie soit condamné à une peine qui reflète la gravité de ses actes – trois personnes décédées, dont la cousine de Chloé, et des circonstances aggravantes. Elle a fait appel du premier jugement qui ne prévoyait qu'une peine avec sursis, contre l'avis de son avocat qui estimait avoir obtenu une indemnisation suffisante. Elle se pourvoit maintenant en cassation, convaincue que la peine d'un an d'emprisonnement ferme prononcée en appel reste insuffisante.
Leur histoire m'est restée en tête un moment, m'a poursuivie en journée ou le soir, sur la route ou en famille. J'ai toujours été intéressée par les affaires judiciaires mais j'ai compris très tôt à quel point elles pouvaient être éprouvantes. J'ai mal vécu le premier procès pénal que j'ai suivi en France – triste histoire d'une femme tuée par l'épouse désespérée de son amant. Les journalistes aguerri·e·s aux "faits divers" comme on les appelle se sont forgé une carapace et traitent ces affaires avec détachement. Une machine à décrire des audiences. Ce n'est pas ce que je voulais devenir. Pour moi, recueillir un témoignage aussi douloureux et violent pour la personne qui me le confie requiert du respect, de l'empathie. Interviewer une victime, humaniser un combat, cela revient à s'exposer aussi. On n'en sort pas indemne.
Du témoignage à l'analyse
Et coucher ce type de témoignage sur papier n'est pas aisé non plus. Il faut trier ce que l'on peut écrire, ce qu'il faut laisser à l'intimité de la personne, respecter son vécu et son ressenti, ne pas jeter en pâture ses confidences. Difficile aussi de passer de ce témoignage bouleversant à l'analyse. En interrogeant mes autres interlocuteur·rice·s sur la justesse des peines prononcées au Luxembourg en matière de criminalité routière, j'ai compris la violence de certains propos pour les victimes et leurs familles. Tout en comprenant que le débat devait nécessairement s'ouvrir à d'autres points de vue, notamment celui de Carine Nickels, présidente du conseil d'administration de l'Association nationale des victimes de la route, elle-même victime d'un accident il y a 13 ans. Elle aussi s'est confiée sur la façon dont sa vie a basculé et sur ce qu'elle pense, avec le recul, des peines prononcées dans les accidents de la route.
Au final, s'il est facile de retranscrire un témoignage larmoyant d'un côté ou d'exposer une analyse froide de l'autre, il s'avère beaucoup plus délicat de concilier un témoignage que l'on respecte et un questionnement plus analytique sur le même sujet. C'est ce que je m'efforce de faire à travers mes articles montrant l'humain derrière une loi, un accident de la route ou un courrier de refus d'une administration. Informer tout en gardant l'humain en tête, c'est aussi le leitmotiv et la force du Journal depuis sa mue digitale et éditoriale il y a maintenant cinq ans.