EXCLUSIF : «An Zéro» - le film ARTE désavoué par sa propre réalisatrice
Par Bill Wirtz, Misch Pautsch Changer en anglais pour l'article originalÉcouter cet article
Le docufiction «An Zéro» de ARTE-NDR imagine ce qui se passerait si le Luxembourg était frappé par une catastrophe nucléaire. La réalisatrice Myriam Tonelotto regrette la façon dont la chaîne a détourné son travail en un film sensationnaliste qui s'en prend au Grand-Duché – et de la tentative présumée d’escamoter son désaveu.
Qu'arriverait-il au Luxembourg en cas de catastrophe majeure ? C'est la question à laquelle Myriam Tonelotto a voulu répondre lorsqu'elle a été engagée par la société luxembourgeoise Skill Lab et a convaincu ARTE-NDR de co-produire « An Zéro ». Le docu-fiction met en scène l'acteur vedette luxembourgeois de la série « Capitani » Luc Schiltz, ainsi que de grandes figures politiques et sociales luxembourgeoises, et présente le scénario suivant : après un accident à la centrale nucléaire de Cattenom, le Grand-Duché sombre dans le chaos. Avec des réfugiés qui rassemblent frénétiquement leurs affaires et cherchent un nouvel endroit pour vivre, qu'advient-il des choses qui rendaient le Grand-Duché unique ? Quelle est la place de la langue et de la culture dans la recherche d'un nouveau foyer, et que perd la Grande Région en valeur lorsque le Luxembourg disparaît pratiquement ? Étant une docu-fiction, l'histoire fictive est soutenue par les contributions d'un grand nombre d'intervenants.
« Je suis dans l’obligation de vous faire part que Myriam Tonelotto ne valide pas la version du film. »
E-Mail: Invitation à l'avant-première
Cette phrase a éveillé la curiosité de nombreux intervenants et a donné le coup d'envoi de l'enquête du Journal. Pourquoi exactement la réalisatrice qui a travaillé sur ce projet pendant des mois n'a-t-elle pas approuvé le film ?
Myriam Tonelotto est active dans l'industrie cinématographique depuis 30 ans, elle a aussi enseigné la réalisation à Sciences Po (Institut d'études politiques de Paris) et a travaillé les vingt-neuf dernières années avec la chaîne publique franco-allemande ARTE. Elle n'est pas étrangère à la question de l'énergie nucléaire. En 2016, ARTE a diffusé son film « Thorium : la face gâchée du nucléaire ». Selon Myriam Tonelotto, « An Zéro » devait déborder la question de l’énergie nucléaire pour décrire la dynamique sociale d'une catastrophe majeure tout en permettant au public de mieux comprendre cette petite nation particulière qu'est le Luxembourg. Pour ce faire, Myriam Tonelotto a fait appel à des personnalités politiques et sociétales majeures : Claude Turmes, ministre de l'Énergie, Carole Dieschbourg, ministre de l'Environnement, Jean-Jacques Rommes, chef du Conseil économique et social, Erna Hennicot-Schoepges, ancienne ministre de la Culture, ou Luc Heuschling, professeur en droit à l'Université du Luxembourg.
« Je voulais faire un film qui montre l'ouverture d'esprit du Luxembourg, son multilinguisme, sa forte association avec l'accord de Schengen. Si ce pays devait être frappé par une catastrophe majeure, qu'adviendrait-il de toutes ces notions? », explique la réalisatrice, qui affirme également qu'ARTE-NDR ne partage pas son approche cinématographique.
Sévèrement altéré
« Tout a commencé quand ils m'ont demandé de couper des parties importantes du film existant », raconte-t-elle. Le bureau de la NDR (Norddeutscher Rundfunk – chaîne régionale de radiodiffusion de l’État allemand et coproductrice pour ARTE du film) aurait trouvé la réalisatrice trop étroitement liée au Grand-Duché, dans lequel elle vit. Myriam Tonelotto relate comment Claudia Cellarius (NDR) aurait écarté sa vision du film en disant « Oui, oui, je sais que tu aimes le Luxembourg… » avant de commencer à exiger des modifications intrusives du film, ce qui a conduit à une refonte complète.
Moi-même invité du film, j'ai pu comparer les deux versions. Le montage d'ARTE-NDR supprime toute ce qui décrit de manière positive la culture luxembourgeoise et le tissu social du pays. Les références et la contextualisation de la devise nationale « Mir wëlle bleiwe wat mir sinn » ont été supprimées, ainsi que les passages mentionnant la beauté du Grand-Duché. La version ARTE-NDR présente de manière sombre la catastrophe nucléaire, et met plutôt l'accent sur le rôle du Luxembourg en Europe comme centre financier.
Comme la réalisatrice raconte au Journal : « L'équipe du programme a été très claire sur un certain nombre de points. Ils ont rejeté le concept du Luxembourg comme pays intéressant et ont supprimé les aspects pourtant scientifiquement fondés. »
Scientifiquement discutable
Pour Myriam Tonelotto, la version d'ARTE-NDR qui doit être diffusée à la télévision le mois prochain, va créer une panique inutile. « L'une des intentions du film est de montrer que le Luxembourg pourrait subir beaucoup plus de dommages en raison d'une réaction excessive des populations. Dans de nombreuses phases d'un accident nucléaire, il est plus avisé de suivre les directives officielles et de se confiner, mais le scénario qui se dessine à présent donne à croire aux habitants que leur seule option serait la fuite sans retour. Ce qui en a fait un film anti-nucléaire peu scientifique. » Pour la réalisatrice, les motivations de l'équipe du programme sont, en effet, idéologiques.
Patrick Majerus est chef de division de l'unité luxembourgeoise de radioprotection qui élabore des scénarios de crise en cas d'accident nucléaire. Également interviewé dans le film, il confirme au Journal qu'il a accepté d'y figurer afin de sensibiliser les habitants aux réalités scientifiques d'un accident à Cattenom. Après avoir vu le montage final, il décrit le film comme hyperbolique et très éloigné d'un véritable scénario de crise. « Le film donne l'impression que tout le territoire du Luxembourg deviendrait inhabitable en cas d'accident à Cattenom, ce qui a peu à voir avec la vérité. »
Dans un article très récent de Dennis Normile publié dans le magazine « Science », la question de la mise en balance du stress social et des évacuations préventives après la catastrophe de Fukushima est abordée. Les habitudes sportives, les changements de régime alimentaire, la perturbation de la vie familiale et communautaire, dit-il, entraînent un stress social grave qui pourrait conduire à une détérioration de la santé de la population évacuée. La version remontée d’« An Zéro » va ainsi à l’encontre des rapports scientifiques sur une question très clivante et, tout en prenant des libertés par rapport à la forme initiale. Pour Myriam Tonelotto, il est important de souligner que la panique créée par une catastrophe nucléaire peut facilement être pire que les effets des radiations elles-mêmes. Le montage final du film, dit-elle, ne reflète pas cela.
« Une caricature de l'économie luxembourgeoise. »
Jean-Jacques Rommes, ancien président du Conseil économique et social
Jean-Jacques Rommes était le président du Conseil économique et social du Grand-Duché au moment où le film a été tourné. S'adressant au Journal, M. Rommes se dit victime d’une représentation faussée. « On m'a demandé ce qui se passerait si l'économie luxembourgeoise s'effondrait. J'ai expliqué que cela provoquerait un choc majeur sur les marchés financiers internationaux, et j'ai illustré cela avec des chiffres précis. » Dans l'édition d'ARTE-NDR, un intervenant explique que « le Luxembourg ne pourrait sans doute pas devenir le paradis fiscal ultime, le trou noir absolu de la fiscalité internationale », suivi par M. Rommes qui explique la taille du secteur financier luxembourgeois.
La citation de M. Rommes semble invalider la déclaration précédente, et semble conforter une vision du Luxembourg en paradis fiscal. « Ils donnent l'impression que la plus grande tragédie pour le Luxembourg serait la perte de son statut de paradis fiscal. » M. Rommes dit qu'il a fait part de son objection à l'équipe de production : « Ils ont fait de moi un figurant dans une caricature du secteur financier luxembourgeois. »
L'équipe de production d'« An Zéro » a pu modifier la composition des déclarations grâce à la technique de tournage imaginée par Mme Tonelotto. Les intervenants ont été invités sur le plateau un par un durant l'été 2020, et interviewés conformément aux restrictions COVID-19 où ils ont d'abord donné leurs témoignages. La réalisatrice leur a ensuite demandé de regarder à gauche et à droite tout en imitant l'approbation et la désapprobation. Tous·tes les invité·e·s ont été informé·e·s en toute transparence qu'ils seraient montés·e·s ensemble pendant la production afin de créer une discussion cohérente – en faisant croire qu'ils·elles étaient tous·tes dans la même pièce. C’est ce qui a facilité ensuite un remontage trompeur, dont certain·e·s invité·e·s ont expliqué être victimes. Myriam Tonelotto insiste que sa version du film ne se livre pas à une telle tromperie : « Je me suis engagée à respecter le contexte des déclarations des intervenants. »
Selon des informations reçues par le Journal, le Premier ministre Xavier Bettel aurait fortement déconseillé à la ministre de l'Environnement Carole Dieschbourg et au ministre de l'Énergie Claude Turmes de participer au film. Sollicité pour un commentaire, Claude Turmes a répondu que le Premier ministre n'avait émis aucun commentaire de ce genre. Guy Daleiden, directeur du Film Fund Luxembourg, a déclaré que Xavier Bettel n'avait pas participé parce qu'il refuse de figurer dans les films financés par le fonds.
« L'équipe du programme a été très claire sur un certain nombre de points. Ils ont rejeté le concept de Luxembourg comme pays intéressant et ils ont supprimé les aspects qui étaient scientifiquement fondés. »
La réalisatrice Myriam Tonelotto
L'ancien Premier ministre et président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a également refusé de participer en tant qu'intervenant. S'adressant au Journal, M. Juncker a déclaré qu'il avait eu de mauvaises expériences avec les chaînes de télévision françaises : « Mon expérience m'a empêché d'accepter d’être dans ce film. Je ne comprenais pas totalement ce que le film essayait de réaliser, et je ne voulais pas non plus passer devant la caméra avant de consulter le gouvernement actuel. » Lorsqu'il a été informé de certains commentaires des intervenants sur le film, M. Juncker ne s’est pas montré surpris, certaines de ses expériences négatives avec la télévision française s'étant déroulées avec ARTE.
La réalisatrice allègue avoir été menacée
« Quand j'ai vu le montage final du film, j'ai immédiatement protesté auprès d'ARTE-NDR », raconte Myriam Tonelotto. Pour elle, le film était désormais à la fois non scientifique et idéologiquement anti-Luxembourg, elle a donc demandé à ce que son nom soit retiré de la version diffusée. A la place, explique Tonelotto, elle voulait apparaître sous le nom d'« Alan Smithee », pseudonyme manifestant un reniement cinématographique du film.
Terminologie du cinéma
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Les réalisateurs·rices qui signent un film avec ce pseudonyme désavouent officiellement le film. Créé dans les années 1960 par la Directors Guild of America (DGA), les réalisateurs·rices qui n'étaient pas satisfait·e·s du montage final ont montré au public qu'ils ne reconnaissaient pas être le·la propriétaire du projet. Parmi les exemples célèbres, citons le clip musical «Some Kind of Monster» - Metallica (2004), et le Cosby Show, «You Can't Stop the Music», épisode 22 de la saison 8 (1992). Le Film Fund Luxembourg a déjà eu le cas d'un réalisateur qui a renié un film en utilisant «Alan Smithee» – «Sub-Below» (2003), comme l'a révélé le Journal dans une interview avec le ministre des Communications de l'époque (et maintenant juge à la Cour de justice de l'UE) François Biltgen .
« Mon expérience m'a empêché d'accepter d’être dans ce film. »
Jean-Claude Juncker, ancien Premier Ministre
« En 30 ans de réalisation de films, cela ne m'est jamais arrivé », dit Tonelotto. « On m'a clairement dit qu'il serait malavisé de parler publiquement de mon désaveu du film. » Selon Tonelotto, elle a été avertie que sa « carrière cinématographique sera terminée ». Après une négociation interne entre les producteurs – dont la société de production luxembourgeoise « SkillLab » – et Tonelotto, le montage final est signé « Myriam T. ». Le nouvel accord permettra également à la réalisatrice de mettre en ligne sa propre version du film, juste après la première diffusion sur ARTE et NDR. Tonelotto confirme son intention de publier cette version gratuitement sur YouTube.
L'ancienne ministre de la Culture Erna Hennicot-Schoepges, qui apparaît également dans le film, déclare que la version de Tonelotto est « plus objective ». S'adressant au Journal, la politicienne retraitée du CSV affirme que c'est un exercice éducatif que de comparer les deux versions du film une fois qu'elles seront disponibles : « C'est une leçon sur la façon dont les films sont faits. »
Malgré les protestations de la réalisatrice, la version qu'elle désavoue sera diffusée à la télévision. La date de diffusion est fixée au 21 avril, comme le confirme ARTE. Il s'agirait donc du remontage qualifié de trompeur par de nombreux intervenants.
La position du Film Fund Luxembourg est plus que délicate. L'organisation est dirigée par Guy Daleiden, un proche du Premier ministre Xavier Bettel. Cette coopération ARTE-NDR est la première du genre pour le Fund, qui a lui-même soutenu le film. Confronté au choix entre soutenir la réalisatrice et la crainte de mettre en danger l’accès à une audience mensuelle cumulée de 35 millions de personnes pour un projet de production luxembourgeois, Daleiden semble avoir penché pour la seconde solution, en dépit du message altéré du film. Il est possible que des événements passés aient eu une influence sur le processus décisionnel de Daleiden. Au cours des dernières années, un audit interne du Fund avait relevé que Daleiden était par trop impliqué dans toutes les décisions du fonds. Outre ce rapport, révélé par RTL, il avait été relevé des irrégularités tant au niveau de la communication que de la comptabilité.
D'après ses rapport financiers, le Film Fund Luxembourg a accordé un financement de plus de 36,5 millions d'euros à 80 projets de films en 2019. En 2020, le Fund a apporté son soutien financier à 19 projets pour un total de 10 millions d'euros. Avec une allocation de 1,15 million d'euros, « An Zéro » représente 10% de l'allocation trimestrielle du fonds, qui assure ainsi près de 75 % du budget total d'« An Zéro ».
L’avant-première
Le 7 mars, « An Zéro » a été présenté pour la première fois en avant-première au « Luxembourg Film Festival ». Après la projection du film, le co-réalisateur Julien Becker a répondu à des questions dans un Q&R, dans lequel il révèle la raison pour laquelle le nom « Cattenom » n'apparaît pratiquement pas dans le film, ni dans les volets documentaires, ni dans la fiction (les acteurs désignent la centrale nucléaire comme « la centrale »). Selon le producteur et co-réalisateur du SkillLab, l'équipe de production d'ARTE s'est opposée à l'utilisation de ce mot, afin de protéger les personnes qui ont fait le film au Luxembourg d'éventuelles poursuites judiciaires. Interrogé par le Journal, Becker confirme qu'ARTE pensait que le fournisseur d'électricité EDF (Electricité de France) pourrait poursuivre la société de production au cas où Cattenom serait trop mis en avant. ARTE est un service public de l'État français et de l'État allemand. L'État français est un actionnaire majoritaire d'EDF. Pour Myriam Tonelotto, cette excuse ne tient pas la route : « EDF ne poursuivrait jamais un diffuseur public français. C'est de la pure paranoïa. »
Interrogé par le Journal lors de l’avant-première, Guy Daleiden, le directeur du Luxembourg Film Fund, déclare que ce n'est pas le rôle ou la mission de son organisation d'intervenir dans les productions créatives qu'ils financent. « Ce n'est pas à nous de décider ce que contient un film auquel nous contribuons », dit Daleiden.
Claudia Cellarius de la NDR (Norddeutscher Rundfunk) – responsable de la production côté allemand – a décliné tout commentaire sur les allégations de menaces.
Le Journal a également appris qu'un intervenant participant a envisagé de porter plainte contre la production du film.
Note de l’éditeur : Certaines des informations contenues dans cet article proviennent de la connaissance interne du projet par notre journaliste Bill Wirtz, qui apparaît très brièvement dans le film. Sa présence en coulisse des enregistrements, sa connaissance des invités et sa présence lors de la première du film lui ont donné accès à de nombreuses informations. Cela a également permis au Journal d’analyser et de comparer les deux versions du film.