La justice en quête d'efficacité avec l'IA

Par Camille FratiLex Kleren

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La justice aussi évolue et se modernise, s'ouvrant petit à petit aux nouvelles technologies et à l'intelligence artificielle. Et le rythme s'accélère.

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"Le gouvernement améliorera le service aux citoyens et aux praticiens du droit en matière de justice, notamment en poussant davantage l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication numériques." En 2013, l'accord de coalition du premier gouvernement DP-LSAP-déi gréng esquissait les contours de son projet "Paperless justice", présenté deux ans après, qui ambitionnait de sortir la justice de l'ère du papier et de "garantir un accès plus efficace et plus transparent à la justice" avant… 2020. 

"L'administration judiciaire figure parmi les premières administrations à avoir utilisé l'IA dans une application interne."

Rym Laribi, déléguée à la digitalisation du Parquet général

Paperless justice – un terme qui ces dernières années ne provoquait que haussement d'épaules voire sourire en coin dans le milieu judiciaire. "À chaque fois qu'on a une réunion avec les représentants de l'administration judiciaire, ils nous disent qu'ils se préparent et que cela bouge en interne, mais ça ne se voit pas", rapportait avec amertume un avocat du Conseil de l'Ordre il y a quelques années. Alors que les autres membres de la grande famille judiciaire – pas toujours tendres entre eux – estimaient, eux, avoir fait leurs devoirs : les avocat·e·s ont revu leur architecture informatique et leur site internet, certains cabinets utilisent même l'intelligence artificielle (IA) comme le détaillait un récent article du Journal, les notaires se sont adapté·e·s aux nouvelles règles sur la signature et l'archivage électronique… Même Martine Solovieff, Procureur général d'État de 2015 à 2025, le reconnaissait au moment de quitter ses fonctions en février dernier : "La digitalisation de la justice, on en parle beaucoup et cela avance très lentement."

De fait la crise du Covid-19 a agi comme un accélérateur sur certains aspects – pas forcément ceux sur lesquels planchait la justice – au printemps 2020. Du confinement au déconfinement progressif, la justice s'est vue contrainte d'imaginer d'autres moyens pour fonctionner malgré les règles réduisant au minimum les rassemblements et déplacements. La voie électronique a enfin été autorisée pour les échanges entre avocat·e·s et greffier·ère·s, par exemple pour faire parvenir les conclusions des avocat·e·s ou signifier une date d'audience.  

Cette simulation grandeur nature forcée par la crise sanitaire avait suscité de grands espoirs. "Cela devra devenir l’exception pour des avocats de se déplacer à une audience sauf, bien entendu, pour plaider leur affaire", se projetait déjà Me François Kremer, bâtonnier de l'Ordre des avocats de Luxembourg.  

Pour les affaires pénales, c'est aussi le Covid qui a accéléré le déploiement de la vidéoconférence. "Les salles d'audience ont été rapidement équipées et maintenant, toutes les mises en liberté au niveau des chambres du Conseil se font par vidéoconférence, c'est-à-dire que le transport des détenus ne se fait pas pour ce genre d'affaires", indique Mme Solovieff. "Mais il continue à évidemment à se faire au niveau des affaires du fond, parce que là, il est quand même important d'être en contact direct avec les prévenus dans une salle d'audience." Idem pour les convocations devant le juge d'instruction pour lesquelles le Parquet rejette toute vidéoconférence malgré l'insistance des policiers. 

Rym Laribi

Par petites touches, la digitalisation a fait son chemin dans le fonctionnement de la justice. Depuis mai 2020, l'authenticité d'un extrait de casier judiciaire peut être vérifiée grâce à un code QR GouvCheck. À l'été 2022, le Parquet général a officialisé la mise en ligne de 22.000 décisions judiciaires sur le site justice.public.lu (aujourd'hui 36.300), sachant que les décisions des juridictions administratives étaient déjà accessibles depuis 2001. Depuis septembre 2024, l'intégralité des décisions judiciaires sont disponibles sur la plateforme de données ouvertes data.public.lu, ouvrant la possibilité pour les professionnels de la justice de les télécharger en masse.

Pour autant, cinq ans après la crise sanitaire, la justice n'est toujours pas paperless. Et ce n'est pas une expression de sa mauvaise volonté ou bien du conservatisme qui lui est souvent imputé. La justice doit respecter des contraintes qui lui sont spécifiques, la discrétion et la confidentialité entourent nécessairement certaines procédures et l'ouverture au public n'est pas un réflexe naturel pour elle. 

La pseudonymisation, chantier maudit jusqu'à l'IA

Et puis d'autres ressorts entrent en jeu. Un exemple révélateur : la sélection de décisions judiciaires remarquables qui devaient être pseudonymisées – c'est-à-dire que chaque protagoniste de l'affaire se voit affubler d'un pseudonyme comme une lettre de l'alphabet – avant d'être intégrées dans la jurisprudence consultable par les professionnels de la justice comme les juges ou les avocat·e·s. "La pseudonymisation des décisions judiciaires était déjà un sujet avant 2004", se souvient Bob Piron, avocat général ayant la digitalisation dans ses attributions. "J'ai retrouvé plusieurs notes de services datant de 2004, 2008, 2009 et 2016. À chaque fois, il était demandé aux magistrats de sélectionner celles de leurs décisions qu'ils considéraient comme tranchant une question de principe ou revêtant un intérêt juridique particulier. Le greffier devait ensuite anonymiser respectivement pseudonymiser ces décisions. Le système n'a jamais fonctionné hormis dans certaines juridictions comme la Cour supérieure de justice.  Je pense que beaucoup de gens ne voulaient pas mettre en évidence leur travail pour ne pas sembler dire que leurs décisions sont plus intéressantes que celles des autres."

"La justice se voit souvent reprocher d'être lente ou trop lente. L'IA peut fournir des outils pour gagner du temps, la question est savoir comment et à quel endroit."

Bob Piron, avocat général ayant la digitalisation dans ses attributions

Et de manière très pratique, le travail de pseudonymisation qui revenait ensuite aux greffier·ère·s s'avérait fastidieux : il ne suffit pas de caviarder chaque nom de personne ou de société, il s'agit de remplacer chaque élément d'identification par un pseudonyme propre, par exemple PERSONNE 1 ou SOCIETE 2, sans quoi la décision serait incompréhensible. Une tâche chronophage pour l'être humain et jugée trop sensible pour être automatisée – jusqu'à la naissance de JUANO, l'une des 13 applications comprises dans le projet Paperless justice.

"C'est une application conçue, développée et gérée 100% en interne", explique Rym Laribi, déléguée à la digitalisation du Parquet général. "Nous avons repris le moteur d'intelligence artificielle utilisé par la Cour de cassation française basé sur le machine learning, nous l'avons entraîné et nous avons conçu une interface web pour les utilisateurs. L'administration judiciaire figure ainsi parmi les premières administrations à avoir utilisé l'IA dans une application interne." 

Opérationnelle depuis juillet 2022, l'application a bénéficié de plusieurs améliorations, avec des résultats probants : en décembre 2023, 19,3% des décisions de l'année avaient été pseudonymisées, une proportion qui a atteint 31,5% fin 2024. "Cette année, nous travaillons sur un programme de nuit qui récupère les décisions prononcées dans la journée etles pseudonymise durant la nuit pour que, le matin, le greffier voie s'afficher un tableau de bord avec les décisions de la veille à vérifier. Cela va aider à accélérer le processus – avec beaucoup de clics en moins. Nous espérons que, d'ici quelques mois, le moteur aura appris avec un grand volume de pseudonymisation, et que nous n'aurons plus besoin d'intervention humaine dans le processus pour les décisions les plus simples. Les décisions seraient alors partagées directement sur le site." Pour Mme Laribi, "c'est ce dont je rêve depuis que je suis là : une boucle totalement automatisée de pseudonymisation".

Bob Piron

Derrière cette accélération de la digitalisation de la justice se cache un changement stratégique majeur. "La première version de JUCHA (l'application interne permettant de suivre un dossier pénal depuis le procès-verbal de la police à la décision judiciaire finale, ndlr) datait de 2007, elle a évolué mais c'est assez récemment qu'a émergé une réflexion sur une chaîne pénale digitale avec un dossier électronique à 100%", explique M. Piron, qui a connu la première version en lettres vertes sur écran noir. "De là est venue l'idée de créer une direction dédiée à l'information et à la digitalisation (rattachée au Procureur général d'État, ndlr) : on s'est rendu compte que les métiers devaient s'impliquer davantage dans la digitalisation."

Mme Laribi acquiesce. "Il fallait sortir du mode pompier, où le service informatique passe son temps à éteindre des feux, pour passer en mode projet avec une vision plus stratégique et centralisée." Et les ressources appropriées en passant de deux personnes à une cheffe de service assistée de quatre cheff·e·s de projet. Huit postes sont ouverts cette année et plusieurs autres le seront ensuite. Mais au-delà des effectifs, c'est la communication entre les informaticien·ne·s et les personnels de la justice qui a changé. "Ce qui m'a marqué lors des premières réunions auxquelles j'ai participé avec Mme Laribi, c'est que tout était compréhensible alors qu'auparavant, vous aviez deux métiers qui ne se comprenaient pas", commente M. Piron.

Un défi humain plus que technique

Une meilleure compréhension, ça aide – et surtout un accompagnement de l'innovation. "La gestion du changement prend plus d'efforts et d'investissement que le projet technique : comment faire adhérer les utilisateurs, comment les amener à mieux utiliser l'application… sans compter que nous avions préparé le terrain sur la standardisation des décisions (pour que tous les juges écrivent les noms sur le même format par exemple, ndlr), l'usage de la plateforme de partage interne", précise Mme Laribi. "Une douzaine de greffiers ont travaillé sur la conception de l'application : nous les avons invités à tester et à donner leur avis sur les améliorations apportées, nous leur demandons s'ils ont des suggestions… C'est notre stratégie pour tous les projets."

D'autres projets s'appuyant sur l'IA sont en cours. "Nous avons mis en place Copilot comme outil d'aide en interne certifié par le CTIE", poursuit Mme Laribi. "Nous avons communiqué en interne et expliqué où on peut l'utiliser et à quoi faire attention. Par exemple si l'on veut lui demander de résumer une décision, il faut bien utiliser la version sans données personnelles."

L'installation de Copilot sera une première étape vers un autre outil d'aide à la rédaction des jugements, JUAIDE. "Cet outil combinera plusieurs composants d'IA : l'un pour faire des recherches dans la jurisprudence et proposer des décisions ayant un contexte similaire, un autre pour résumer un texte, un encore pour transcrire", détaille Mme Laribi. "Nous nous sommes inspirés d'un outil utilisé par la Commission européenne, nous en avons parlé avec les juges et les personnes intéressées ont formé un groupe de travail qui a identifié les fonctionnalités à avoir impérativement, celles souhaitées." Le Parquet général a présenté ce projet dans le cadre d'un appel à projets innovants du ministère de la Digitalisation. "Nous avons obtenu un budget de 100.000 euros et nous sommes dans la phase de proof of concept (POC ou démonstration de validité, ndlr). Les juges qui ont participé à sa conception l'ont testé et les résultats sont très intéressants. La première version du POC de JUAIDE est sortie en février dernier."

 

"La gestion du changement prend plus d'efforts et d'investissement que le projet technique : comment faire adhérer les utilisateurs, comment les amener à mieux utiliser l'application…"

Rym Laribi

Plusieurs sessions de formation sont organisées pour présenter l'IA, ses utilisations et ses limites aux magistrat·e·s et aux greffier·ère·s. "Après cela, nous recevrons sûrement quelques nouvelles idées venant des utilisateurs." Des utilisateur·rice·s fort intéressé·e·s puisque la session initiale de 70 personnes s'est transformée en trois sessions de 100 personnes devant l'ampleur des inscriptions.

L'équipe de Mme Laribi avance également ses propres idées pour utiliser l'IA. "Dans le cadre de la refonte du site internet justice.public.lu, nous voulons mettre en place un chatbot (un logiciel conçu pour dialoguer avec les utilisateurs, ndlr) permettant de mieux se retrouver dans le serveur en interne et aussi un chatbot pour que les justiciables puissent trouver des informations sur les procédures." Une initiative bienvenue tant le fonctionnement de la justice peut paraître complexe pour celles et ceux qui n'y sont jamais confronté·e·s.

 Les magistrat·e·s aussi réfléchissent à d'autres applications utiles. "Nous avons évoqué l'IA de manière incidente lors d'une réunion sur la procédure d'ordonnances de paiement", rapporte M. Piron. Les ordonnances de paiement consistent à obliger une personne ou une entreprise à payer une facture. "Il s'agit d'un contentieux de masse – on parle de 75.000 demandes auprès de la justice de paix. Nous avons une réflexion en cours pour savoir si les demandes pourraient être introduites sous forme électronique. Mais après se pose la question du traitement : c'est plus facile d'examiner trois feuilles de papier en même temps que de les afficher sur un écran… Il faudrait trois écrans. On pourrait sinon concevoir une IA qui préanalyserait les documents et pourrait comparer le décompte à la requête pour dire si la demande est justifiée ou non. Toutefois les juges sont extrêmement réticents et moi-même je ne signerais aucun acte sans avoir moi-même vérifié les justificatifs."

Même réflexion concernant un autre contentieux de masse : les infractions ou délits routiers comme les excès de vitesse ou la conduite en état d'ivresse. Car même si la loi fixe une amende ou une peine pour chaque situation, l'IA ne remplacera jamais un juge. "Nous avons quand même l'obligation d'individualiser la peine en fonction de la situation du prévenu et alors le juge devient irremplaçable", souligne M. Piron.
C'est là la limite de la digitalisation de la justice. "Cela reste la justice, avec beaucoup de procédures que l'on ne peut pas remplacer par l'IA", reconnaît Mme Laribi. "On ne peut pas tout faire mais l'IA permet quand même d'analyser des données à une vitesse que nous n'égalerons jamais", ajoute M. Piron. "C'est une réalité à laquelle il ne faut pas se fermer. La justice se voit souvent reprocher d'être lente ou trop lente. L'IA peut fournir des outils pour gagner du temps, la question est savoir comment et à quel endroit."

L'objectif ultime, c'est effectivement d'offrir une justice non pas rapide ni expéditive mais efficace – le leitmotiv de tou·te·s les ministres de la Justice de la dernière décennie. Le prochain grand pas en avant sera la digitalisation de la chaîne pénale – jusqu'ici gérée par JUCHA –, avec un dossier digital dès le procès-verbal et le rapport dressés par la police et zéro papier jusqu'au jugement le cas échéant. "Dans un premier temps nous craignions de ne pas être prêts lorsque la police aurait finalisé sa digitalisation, maintenant nous avons de bonnes chances d'être prêts en même temps", se félicite M. Piron. Restent les chantiers froids, sans date butoir, comme la numérisation de toutes les décisions de justice datant d'avant 2007 – elles sont déjà anonymisées mais n'existent qu'en format papier. La digitalisation de la justice ne fait que commencer.