J’ai deux mots à vous rire - Essence et non-sens

Von Claude Frisoni Artikel nur auf Französisch verfügbar

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Des plaques jaunes dans une station française, notre chroniqueur n’avait jamais vu ça!

De mémoire de moi-même, on n’avait jamais vu ça. Des files d’attente pour accéder aux pompes à essence, du côté français de la frontière. Avec, mêlées aux automobiles françaises, des plaques jaunes de leurs voisins luxembourgeois. Enfant, j’ai vu des douaniers examiner la jauge à carburant d’automobilistes français franchissant la frontière, à l’aller et au retour, afin de taxer un éventuel achat de carburant dépassant les tolérances de l’époque. Plus tard, et surtout après la création du marché unique et la suppression des contrôles douaniers, on a vu les stations-service disparaître les unes après les autres. Dans une ville comme Thionville, il ne reste que deux stations en ville et trois dans les centres commerciaux. C’est ridiculement peu. En revanche, du côté de Frisange, Rumelange, Rodange ou Esch les pompes à essence ont poussé comme des champignons après une averse orageuse. Quant à la station Shell de Berchem sur l’autoroute, réputée la plus importante du monde, elle attirait jusqu’à il y a peu des routiers capables de faire un détour de dizaines de kilomètres pour y faire le plein. Depuis quelques jours, cette espèce de ville surréaliste, où les chauffeurs de camions souvent immatriculés dans des pays de l’Est étaient contraints de séjourner parfois durant plusieurs jours, ressemble à un immense désert. Comme des vases communicants, les débits de carburant français se remplissent de clients tandis que ceux du Luxembourg se vident. Selon le même principe des vases communicants, plus les stations françaises se remplissent de clients, plus leurs pompes se vident de carburant. Et certaines stations sont en rupture de stock. En principe, dans nos sociétés régies par la loi de l’offre et la demande, la pénurie provoque une hausse des prix.

« La baisse des prix produit une hausse du volume des achats, ce qui, conduisant à une rupture des stocks devrait amener une hausse des prix. »

C’est fondamentalement absurde et injuste puisque la morale voudrait qu’un accroissement des besoins provoque une facilitation de l’acquisition d’un produit, mais c’est ainsi. Donc, le manque d’essence dans les stations devrait logiquement provoquer une hausse du prix des carburants. En résumé, la baisse des prix produit une hausse du volume des achats, ce qui, conduisant à une rupture des stocks devrait amener une hausse des prix. Donc, la baisse des prix devrait provoquer une hausse des prix.

Sans l’intervention salutaire de l’État faussant les règles de cette sacro-sainte loi de l’offre et de la demande, aussi appelée loi du marché, on en serait là. En suivant cette logique absurde, la baisse des prix ayant provoqué leur hausse, les stations françaises cesseraient d’être compétitives et les stations luxembourgeoises retrouveraient leurs clients. Le monde tournerait à nouveau rond. Et mes souvenirs d’enfance ne seraient plus trahis par un incompréhensible changement de situation.

Car je n’ose imaginer ce que vont devenir les innombrables stations luxembourgeoises massées le long de la frontière. Et leur personnel… Comme par ailleurs les aides exceptionnelles décidées par le gouvernement français ne vont pas durer plus de quelques semaines, personne ne va investir dans la construction de nouvelles stations côté français. Le résultat sera donc moins de stations d’un côté de la frontière et pas plus de l’autre côté. Pour le même nombre de clients. Donc un nouveau risque de files d’attente à l’entrée des stations-service …

Est-ce que ce chaos prévisible pourrait être de nature à aider au remplacement des véhicules thermiques par des voitures électriques ? Sans doute pas, car le temps de recharge actuel de ces bagnoles reste dissuasif. Sans compter qu’à mesure que le nombre de ces automobiles augmentera, le prix de la recharge s’envolera. Et compte tenu de l’autonomie limitée de ce genre de véhicules, il faudra bien passer par l’arrêt à des bornes payantes pour terminer un long trajet. Au tarif déterminé par les philanthropes qui ajusteront leur prix vers le haut, à mesure que le nombre de leurs clients captifs augmentera. Toujours selon le fameux principe de l’offre et de la demande. Qui a des effets parfois surprenants.

Stocker des tonnes et des tonnes de moutarde dans des hangars jusqu’à ce que les rayons des supermarchés se vident, afin de provoquer la hausse du prix de la moutarde en est une illustration. De même, la flambée des prix de l’énergie a inquiété les consommateurs, au point que certains ont anticipé leurs achats de granulés de bois, les fameux pellets. Granulés qui n’ont absolument aucune raison d’augmenter puisqu’ils ne viennent pas jusqu’à nos pays dans des pipelines russes. Ils sont naturellement produits dans nos propres pays. Mais leur prix vient malgré tout d’être multiplié par trois ou quatre. Absurde ? Mais non, c’est la loi de l’offre et de la demande. La notion de besoin n’est jamais prise en considération par cette fameuse loi. Le besoin crée une forme de demande, en conséquence il doit être sanctionné par une augmentation du prix. Même quand ce besoin est vital. Ce qui explique le prix invraisemblable de certains médicaments.

Poussée jusqu’au bout de sa propre logique, cette loi de l’offre et de la demande apparaît pour ce qu’elle est, une absurdité pourtant unanimement acceptée. Qui se révèle dans son insondable bêtise quand on se remémore le fameux syllogisme : tout ce qui est rare est cher, or l’essence bon marché est rare ; donc l’essence bon marché est chère. Ça n’a aucun sens ? Mais c’est ce système, qui rend plus difficile l’acquisition de ce qui s’avère indispensable, qui est insensé.

En fait, tout cela prouve que plus qu’à une pénurie d’essence, nous sommes confrontés à un manque de décence.