« Nous devons survivre »

Par Jang KapgenLex Kleren Changer en anglais pour l'article original

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Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, les personnes marginalisées risquent d'être le plus durement touchées par ses conséquences. Le Lëtzebuerger Journal s'est entretenu avec des personnes queers qui ont fui ou sont restées à Kyiv – pour partager leurs témoignages sur leur incroyable résilience et leur peur constante de la mort.

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L'attaque russe a commencé le 24 février et a forcé plus de deux millions d'Ukrainien·ne·s à fuir vers les pays voisins. Le nombre de morts augmente tant du côté russe que du côté ukrainien. Kyiv, capitale de l'Ukraine et ancien foyer d'environ trois millions de personnes, est le théâtre de combats incessants dans ses rues et de bombes tombant du ciel. Une ville autrefois florissante est devenue le champ de bataille de la géopolitique et de la soif de pouvoir. Alors que certain·e·s de ses citoyen·ne·s sont resté·e·s dans la ville pour défendre leur capitale ou organiser l'aide humanitaire, d'autres ont fui vers la sécurité de l'Ukraine occidentale ou des pays voisins – parmi eux·elles, Yevhen Trachuk. Iel est un·e artiste queer précédemment basé·e à Kyiv et travaille comme chef de projet pour Kyiv Pride, une organisation LGBT+ de la capitale. La guerre a transformé sa vie en un cauchemar d'épuisement sans fin.

La menace russe

« Kyiv était un endroit sûr pour moi », explique Yevhen dans notre entretien du 4 mars, « je pouvais m'habiller comme je voulais et je n'avais pas peur d'être attaqué ». Iel se souvient des fêtes queers qui faisaient partie de la vie nocturne de Kyiv et de la marche annuelle des fiertés, qui témoignaient de l'amélioration constante de la situation de la communauté queer de Kyiv. Néanmoins, l'équité n'était pas encore pas atteinte : la police devait toujours protéger les marches des fiertés, car on craignait que des groupes « d'extrême droite » n'attaquent les participant·e·s, comme le raconte Yevhen. L'égalité juridique de base, comme le mariage homosexuel et les lois anti-discrimination, n'étaient pas encore assurées non plus. Cependant, lorsque Poutine a commencé son attaque, la sécurité ressentie auparavant par Yevhen ne pouvait plus être garantie. L'artiste a « l'impression que la situation locale est devenue plus dangereuse, parce qu'il y a tout à coup beaucoup de gens armés. Donc, dans le cas où ils sont homophobes et s'ils ne vous aiment pas, ils peuvent vous faire du mal. »

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Yevhen

Néanmoins, Yevhen ne veut pas détourner l'attention du danger réel qui se présente. « Nous [les personnes queers] avons eu des combats en Ukraine et nous en avons encore […] mais toute la nation se trouve face au même problème en ce moment, nous avons peur que la Russie prenne le contrôle de l'Ukraine. » En tant que personne homosexuelle, la menace russe est d'autant plus effrayante que le gouvernement russe est connu pour ses législations explicitement queerphobes et transphobes. Yevhen est très conscient du traitement que la Russie réserve aux personnes queer – de la loi de 2013 de Poutine dite de propagande gay, qui interdit toute mention des sujets LGBT+ dans les sphères publiques, aux horribles purges queer dans la république russe de Tchétchénie, où des hommes queer ont été détenus, torturés et assassinés par le gouvernement et la population russe locale. Yevhen est conscient qu'une occupation russe pourrait entraîner des violations similaires des droits des LGBT+ dans son pays d'origine. « C'est ce qui s'est en fait passé dans le Donbas [une région ukrainienne proche de la frontière russe], qui est actuellement sous occupation russe. Ils ont imposé les mêmes lois dans la région. Je connais des espaces artistiques qui ont été transformés en prisons qui détiennent des pro-Ukraine et aussi des personnes queer. » Yevhen a grandi dans une ville du Donbas, où se trouvent encore ses parents et beaucoup de ses ami·e·s queers. La peur de recevoir de mauvaises nouvelles y est donc omniprésente.

Informations générales

  • Début 2017, les médias ont commencé à faire état des purges queer dans la république russe de Tchétchénie. Au cours de ces purges, des hommes perçus comme gays ou bisexuels ont été détenus en prison et torturés afin d'extraire des informations sur d'autres personnes queers de la région. On a enregistré des cas où des applications de rencontre pour des personnes queers ont été utilisées pour détecter des hommes gays ou bisexuels. Alors que les organisations de défense des droits de l'homme  appellent à la fin de la violence, des activités similaires sont toujours en cours, car de nouveaux rapports continuent d'apparaître.

  • La loi, signée par Poutine en 2013, interdit toute mention des sujets LGBT+ dans la sphère publique, notamment à la télévision, dans la presse écrite, à la radio et sur Internet. Le raisonnement derrière cette interdiction est de «protéger» les mineur·e·s d'être exposé·e·s à des comportements sexuels non traditionnels. Comme la loi limite activement la liberté d'expression, les associations caritatives queers ont été lourdement touchées par l'interdiction, car elles ne peuvent pas offrir ouvertement leurs ressources (comme les centres de conseil en santé mentale) et défendre les droits des personnes LGBT+. La communauté queer n'a donc aucun moyen légal d'accéder aux informations sur les droits des LGBT+. Les organisations de défense des droits de l'homme ainsi que la Cour européenne des droits de l'homme ont qualifié la loi de discriminatoire.

  • L'Ukraine n'est pas encore parvenue à créer des législations garantissant la sécurité et la dignité de toutes les personnes queers, mais elle est sur la bonne voie, comme l'affirment tou·te·s les militant·e·s LGBT+ interrogé·e·s. Dans le classement ILGA-Europe de 2021, qui évalue chaque année le caractère favorable aux queers de la législation de chaque pays européen, l'Ukraine a obtenu un score de 19% (39ème sur 49 pays européens). En comparaison, le Luxembourg a obtenu un score de 72% (3ème ) et la Russie de 10% (46ème ). Entre autres, la communauté queer ukrainienne continue à réclamer des cadres législatifs qui traitent explicitement des crimes de haine contre les personnes LGBT+, respectent l'autodétermination des personnes transgenres et reconnaissent l'égalité du mariage et des familles queers.

    Nous vous recommandons de jeter un coup d'œil à la carte interactive de l'Europe arc-en-ciel si vous souhaitez comparer et lire davantage sur les législations queer en Europe et plus particulièrement en Ukraine.

En tant que chef de projet à la Kyiv Pride, Yevhen sait aussi que les autorités russes connaissent l'organisation et probablement chacun des membres de son équipe. Il raconte comment les organes de presse russes ont réutilisé les photos et les vidéos publiées par la Kyiv Pride pour leurs propres objectifs. « Le projet dont j'étais responsable visait à mobiliser la communauté LGBT+ de Donbas [par le biais d'ateliers, de rassemblements communautaires et d'autres événements]. Ils ont utilisé notre projet pour montrer à quel point l'Ukraine était mauvaise, que nous forçions les homosexuels à venir au Donbas. » Yevhen n'en revient toujours pas. « Au début, nous pensions que c'était drôle. Nous plaisantions sur le fait qu'ils seraient à même de déclencher une guerre. Mais maintenant, ce n'est plus drôle. » Le chef de projet était censé se rendre au Donbas début mars, mais le projet a été arrêté à cause de l'invasion russe. « Il y a aussi une rumeur qui circule sur une liste d'assassinat russe », ajoutet-t-iel, « qui comprendrait des défenseurs et des militants LGBT+ ». Sachant que les médias russes se sont déjà approprié le matériel vidéo et photographique de la Kyiv Pride, de telles rumeurs provoquent de la détresse et de la peur parmi les membres de l'équipe.

Le jour de la guerre

« Moi et mon ami, on était assis dans la cuisine, on parlait et on pensait qu'il était probable que la guerre allait commencer le lendemain », se souvient Yevhen la veille de la guerre, « et j'avais le sentiment que quelque chose de mauvais allait peut-être arriver. Puis, le lendemain, quand je me suis réveillé, quelqu'un a frappé à ma porte. Je me suis dit que c'était peut-être mes voisins et je n'y ai pas prêté attention. Mais ensuite, j'ai allumé mon téléphone et j'ai reçu un million de messages me demandant si j'allais bien, si j'étais en vie et toutes ces questions. Quand j'ai ouvert la porte, j'ai vu mes amis qui étaient là et qui m'ont dit que la guerre avait commencé et que nous devions nous diriger vers le métro. Je n'arrivais pas à croire que cela se passait réellement – que Kyiv était bombardée à ce moment-là. J'ai rapidement pris mes affaires les plus importantes et nous nous sommes dirigés vers la maison de mon ami. » Yevhen raconte comment la guerre a commencé pour eux·elles. Pendant leurs dernières nuits à Kyiv, il·elles ont dû dormir tou·te·s ensemble dans une seule pièce, ils·elles devaient fermer les fenêtres et se cacher derrière elles à tout moment et ne pouvaient pas quitter l'appartement. « Nous sommes restés là pendant trois nuits et nous avons même dû dormir une nuit dans le métro, à cause des bombes. Ensuite, nous avons acheté des billets de train pour nous échapper car la situation devenait de plus en plus stressante. Nous ne savions pas ce qui allait encore se produire. »

« Il y a aussi une rumeur qui circule sur une liste d'assassinat russe, qui comprendrait des défenseurs et des militants LGBT+. »

Yevhen, chef de projet de Kyiv Pride

« Maintenant, nos vies sont redevenues à peu près normales », car le chef de projet de Kyiv Pride vit dans une région occidentale de l'Ukraine que la guerre n'a pas encore atteinte. « Mais ce n'est pas pareil, parce que tu sais qu'il se passe tellement de choses autour de vous. Il est vraiment difficile de sortir, même si les cafés et les restaurants sont ouverts ici. Je n'ai pas l'énergie pour sortir. » Pour Yevhen, tout mène sans cesse à la guerre : en lisant les nouvelles, en écoutant un discours du président, en entendant les nouvelles des ami·e·s et de la famille. Chaque matin, « tu te réveilles et tu demandes à tes amis s'ils vont bien et s'ils ont besoin d'aide. J'ai l'impression de vivre un seul grand jour. Même si je dors et me réveille. J'attends juste que tout cela se termine. »

La révolution maidan

  • Le président Yanukovych, soutenu par la Russie, est chassé du pouvoir, après des manifestations massives concernant la corruption et le projet de Yanukovych de se rapprocher de la Russie. Au cours de la révolution « maidan », plus de 100 personnes sont tuées lors de manifestations centrées sur la place principale de Kiev. La Russie fournit une assistance en matière de sécurité. Le nouveau gouvernement intérimaire est fortement attaqué par les experts et les campagnes pro-russes. Le candidat pro-démocratique et oligarque ukrainien Porochenko devient ensuite président.

Comme Yevhen vit maintenant dans l'ouest de l'Ukraine, iel sait qu'une fuite par la frontière pourrait être une option, « mais j'ai toujours ce sentiment… Je veux rester en Ukraine parce que c'est mon pays. Je l'ai vu changer. J'ai vu cette présidence et comment les choses ont changé après la [révolution] de Maidan. J'ai cru que tout allait bien se passer. » Iel décrit ce sentiment contradictoire entre le désir d'aider – même en retournant dans les zones de guerre de Kyiv – et le fait de rester en sécurité dans son lieu de résidence actuel. Voir la solidarité en Ukraine lui donne de l'espoir.

Alors que la guerre perturbe, les communautés font preuve de solidarité

Lenny Emson est le directeur exécutif de Kyiv Pride. Il se trouve actuellement dans un lieu qu'il ne souhaite pas divulguer pour des raisons de sécurité. Il répond au Zoom Call le 3 mars avec des cernes profondes sous les yeux et une voix épuisée. La douleur de ces derniers jours se ressent dans chaque mot prononcé et dans chaque respiration. Les sons constants des notifications de messages entrants interrompent notre entretien, car les membres de la communauté ne cessent de s'informer de la situation et de demander de l'aide. « Pour la communauté LGBT+, l'Ukraine était sur la bonne voie. Nous étions à l'aube de quelque chose de très important. Nos député·e·s étaient sur le point de voter une loi visant à reconnaître les violences envers les LGBT+ comme des crimes de haine et nous espérions vraiment qu'ils·elles voteraient en faveur de cette loi cette année, afin que les crimes de haine envers les personnes LGBT+ soient punis en Ukraine. Plus tard dans l'année, nous nous attendions également à ce que notre gouvernement se penche sur le projet de loi sur le mariage et le partenariat entre personnes de même sexe. C'est là où nous en étions. Mais ensuite, la guerre à laquelle nous ne nous attendions pas est arrivée. Elle a rayé tout ce pour quoi nous nous étions battus et nous ne savons pas ce qui nous attend à l'avenir. »

La communauté queer a réagi rapidement à la situation, puisque les centres communautaires LGBT+ ont été transformés en abris dans toute l'Ukraine, organisés par des militant·e·s locaux·les pour répondre aux besoins de la communauté. Ces abris offrent de la nourriture, un endroit pour dormir et une communauté en ces temps de guerre. La Kyiv Pride redistribue tous ses dons à ces abris locaux et aux personnes queers en détresse, alors que les prix ont grimpé en flèche. Les lignes d'approvisionnement perturbées, les entrepôts inaccessibles et les rues bloquées ont fait grimper les « prix de la nourriture, des transports, de l'essence », rendant la situation de la population locale encore plus difficile. La ville de Kyiv a été particulièrement touchée par l'inflation à cause de la guerre qui continue de ravager la ville. « Nous sommes reconnaissants pour chaque don et chaque soutien. Suivez-nous sur les médias sociaux, partagez nos mises à jour, faites passer le mot sur la situation des personnes queers en Ukraine », nous demande le directeur exécutif de la Kyiv Pride.

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Le partage d'informations est devenu l'un des outils les plus importants pour les Ukrainien·ne·s – en particulier pour la communauté locale. « Nous avons créé des chats fermés pour les personnes LGBT+ qui cherchent de l'aide, un asile ou simplement un endroit où rester. Plus de 100 personnes se sont déjà inscrites et nous continuons à ajouter des personnes presque tous les jours, car la demande est croissante. Les gens posent des questions comme : où aller, comment s'y rendre, si quelqu'un a un moyen de transport, qui peut aider une mère âgée et handicapée, qui peut apporter de la nourriture, qui peut aider à trouver des médicaments. Les gens ont vraiment besoin de cet espace de communication en ligne. Et c'est pourquoi nous l'avons créé pour eux, pour qu'ils puissent tout trouver en un seul endroit. » En outre, Kyiv Pride a créé une base de données d'hôtes qui ouvrent leur maison aux réfugié·e·s et « nous diffusons maintenant cette base de données au sein de la communauté, afin que les gens puissent trouver des abris en Europe ».

Lenny s'empresse de souligner que « nous ne rendons pas ces sources et ces discussions publiques, car les homophobes ne dorment pas pendant la guerre. Dans l'une des discussions en ligne des groupes radicaux, nous venons de repérer une annonce qui incitait ses membres à s'inscrire auprès des ressources queers en Europe [comme les sites web LGBT+ ou les groupes Facebook] et à publier des annonces du type 'Nous sommes un groupe LGBT+ d'Ukrainiens et nous avons besoin d'aide immédiatement' avec un numéro de compte bancaire. C'est ainsi que les homophobes envahissent les espaces en ligne LGBT+ et tentent de tirer profit de la situation. » Il exhorte les gens à ne pas faire de dons à des organisations qui collectent de l'argent pour le distribuer, mais uniquement à des organisations caritatives qui travaillent sur le terrain. « Veuillez ne pas soutenir des groupes que vous ne connaissez pas ou des groupes nouvellement formés. »

La résistance des personnes queers face aux forces russes

À la question de savoir si le bilan de la Russie en matière de queerphobie est menaçant, Lenny répond sans hésiter. « Nous n'avons pas peur des politiques de la Russie, car nous ne croyons pas que nous vivrons sous les lois de la Russie – jamais. Nous ne pensons pas que la Russie va occuper l'Ukraine, ce n'est pas le résultat que nous attendons, et nous ferons tout pour que cela n'arrive pas. » Tout comme Yevhen l'avait mentionné, Lenny pense de la même manière : Les personnes LGBT+, tout comme n'importe quel autre citoyen·ne ukrainien·ne, sont prêtes à prendre les armes et à se battre. L'Ukraine résistera à l'invasion russe, comme le souligne Lenny à plusieurs reprises, « les personnes queers rejoignent les unités locales de défense territoriale et s'engagent dans l'armée. Nous sommes tous dans le même cas et nous nous entraidons afin de gagner cette guerre […] Ce sont des boulots très dangereux, mais les gens les font, parce qu'ils croient fermement en notre victoire. »

« Pour la communauté LGBT+, l'Ukraine était sur la bonne voie. […] La guerre a rayé tout ce pour quoi nous nous étions battus et nous ne savons pas ce qui nous attend à l'avenir. »

Lenny Emson, directeur exécutif de Kyiv Pride

« Le soutien du monde entier est nécessaire – du monde entier, de chaque pays. C'est ce dont nous avons besoin maintenant pour gagner », comme l'explique le directeur exécutif de la Kyiv Pride. « Il est tellement important de savoir que tu n'es pas seul dans cette situation – de savoir que quelqu'un te soutient. » Pour traduire cela en termes plus concrets, Lenny déclare : « Nous avons une demande générale : nous devons survivre. Je veux dire, survivre physiquement. Pour pouvoir être queer et heureux, nous devons rester en vie. Pour rester en vie, nous avons besoin que la guerre cesse », ce qui signifie pour Lenny que l'OTAN doit fermer la voie aérienne ukrainienne aux avions russes. « Alors, s'il vous plaît, fermez la voie aérienne. S'il vous plaît, participez à des rassemblements, écrivez des lettres à vos gouverneurs, protestez, signez des pétitions – l'OTAN doit fermer la voie aérienne au-dessus de l'Ukraine, pour que les Russes ne puissent pas nous bombarder. C'est ce qui est vraiment important maintenant, pour que nous restions en vie. Malheureusement, les politiques ne sont pas aussi rapides concernant ces décisions, mais c'est pourquoi la société civile est là; pour faire pression sur les décideurs qui hésitent encore. »

Les droits des personnes trans sont des droits humains

« J'écris ces mots pendant le bombardement de Kyiv, c'est très effrayant. Il est maintenant 10h 34 et on est le 4 mars – nous sommes bombardés depuis le matin. » Ce sont les mots d'Anastasiia Yeva Domani, qui répond à notre interview par courriel. « Je ne quitte pas Kyiv ni mon bureau du 17e étage parce que je suis obligée de coordonner rapidement cette aide [à la communauté trans]. Malgré le fait qu'un missile balistique a frappé la maison voisine, qui a ensuite enseveli ma maison sous elle-même. »

Anastasiia Yeva Domani est une militante transgenre qui travaille pour l'organisation caritative Cohort NGO, qui lutte pour les droits des personnes transgenres en Ukraine. Pour soutenir la communauté, Cohort NGO a payé à l'avance tous les salaires de ses employé·e·s pour les mois de février et mars et a dépensé son budget en transférant de l'argent directement à ses membres transgenres. « La moyenne est de 35 dollars par personne. Après la première série de paiements, nous effectuons un second versement aux mêmes personnes transgenres, car nous savons que ce n'est pas suffisant [la somme]. » Alors que les prix augmentent dans le pays et que les personnes transgenres ont souvent du mal à accumuler des économies en raison du manque de soutien familial et de la discrimination au travail, ces petits paiements peuvent devenir salvateurs – et assurer la sécurité constitue la priorité absolue de l'organisation. « Nous essayons de partager toutes les nouvelles et les opportunités pour les personnes transgenres à travers les canaux des réseaux sociaux. Comment aller à l'étranger, où obtenir une aide psychologique, qui aide à l'évacuation, où acheter des hormones, les horaires de train, les alarmes anti-aériennes, et ainsi de suite », comme l'explique Anastasiia.

Droits des personnes transgenres

  • Dans une interview accordée à Women UN en 2020, Anastasiia Yeva Domani a révélé «que les aspects juridiques de la transition étaient encore plus difficiles que le processus médical, en particulier lorsqu'il s'agit de changer son sexe sur des documents officiels comme l'identification nationale». Alors que les personnes transgenres sont confrontées aux stéréotypes, à la discrimination et aussi à la violence en Ukraine, selon Anastasiia, la reconnaissance légale de leur genre constitue pour beaucoup un autre fardeau épuisant, car le processus bureaucratique est complexe. Par conséquent, de nombreuses femmes transgenres n'ont pas entamé ou terminé ce processus bureaucratique et ont toujours un sexe masculin noté sur leurs papiers d'identité - ce qui entraîne les complications actuelles pour voyager et passer la frontière.

    Si vous souhaitez en savoir plus sur l'expérience d'Anastasiia avec le système juridique ukrainien avant la guerre et sur son parcours de militante transgenre, lisez son portrait via Women UN.

Les cartes d'identité erronées rendent la vie des personnes transgenres encore plus difficile. Le processus bureaucratique permettant aux personnes transgenres de modifier leur carte d'identité pour passer du sexe indiqué sur leur certificat de naissance à leur sexe réel étant fatigant et complexe, de nombreuses femmes transgenres possèdent toujours une carte d'identité qui indique à tort qu'elles sont de sexe masculin. Or, « il est interdit de voyager à l'étranger avec un marqueur de genre masculin dans le passeport », selon le décret présidentiel actuel, car les personnes de 18 à 60 ans ayant une identité masculine doivent s'engager dans l'armée. De nombreuses femmes transgenres craignent désormais de devoir s'engager dans l'armée si elles voyagent ou tentent de franchir la frontière. Mais l'ONG Cohort et Anastasiia travaillent jour et nuit pour aider à résoudre ces problèmes – et tentent de répondre à toutes les questions qui leur sont posées. La Kyiv Pride, tout comme l'ONG Cohort, souligne que, bien que l'attention des médias se soit concentrée sur la peur au sein de la communauté trans ukrainienne, aucune personne trans ne doit se sentir seule – il existe de nombreuses organisations LGBT+ qui offrent soutien, ressources et communauté.

« Beaucoup ont été obligé·e·s d'arrêter leur traitement hormonal substitutif, moi y compris, parce qu'ils·elles n'avaient pas le temps de s'approvisionner en médicaments. […] La situation peut être décrite comme une catastrophe humanitaire, un chaos et un danger pour la vie. De nombreuses communications sont détruites – les personnes transgenres de Kharkiv, Tchernihiv, Sumy, Kherson, Mariupol n'ont pas d'électricité, d'eau, de chauffage et d'Internet. » Le dernier espoir réside dans les couloirs humanitaires « pour l'approvisionnement en médicaments, en nourriture et le déplacement des blessé·e·s, des enfants et des personnes qui ont perdu leur domicile ». Ces couloirs ont été décidés lors des négociations entre l'Ukraine et la Russie le 4 mars dernier. Face à tous ces problèmes, Anastasiia reste fermement attachée à son ordinateur pour diffuser des informations sur la situation des Ukrainien·ne·s, transgenres ou cisgenres, et pour aider toutes les personnes transgenres qui se manifestent.

Yevhen, Lenny et Anastasiia – leur témoignage parle d'espoir, de peur et d'une incroyable résilience. Les personnes LGBT+, ainsi que l'ensemble de l'Ukraine, souffrent de l'invasion russe, mais elles résistent et sont solidaires. Des organisations caritatives telles que Kyiv Pride et Cohort NGO font de leur mieux pour aider et soutenir la survie de leurs communautés, mais l'avenir de l'Ukraine est dans les mains de la politique. Comme l'a dit Lenny, « Nous avons une demande générale : nous devons survivre ».