La chasse aux vélos

Par Audrey SomnardLex Kleren

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Patience. C’est le maitre-mot depuis le début de la pandémie si l’on a, comme des millions d’autres personnes, eu l’idée de se (re)mettre au vélo. Une demande qui explose et une production à l’arrêt ont fait que les deux roues sont devenues une denrée rare, très rare. Une situation qui continue en 2021, au grand dam des vendeur·euse·s et de leurs client·e·s.

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C’était une des grandes conséquences de la pandémie de 2020 : peur des transports publics, besoin d’exercice au grand air, beaucoup de gens ont ressorti de leur cave ou garage leur vieux biclou, ou ont cherché à s’acheter une nouvelle monture. À l’autre bout du monde, les usines fermaient pendant des semaines pour ne reprendre la production qu’au ralenti. Un retard accumulé avec des transports de cargo aussi quasi à l’arrêt, une demande qui explose, un cocktail gagnant pour que la pénurie de vélos mondiale s’installe durablement. Si l’on pensait que ces retards auraient été résorbés en 2021, la situation reste très tendue. Des vendeur·euse·s qui ne savent plus où donner de la tête et des client·e·s au bord de la crise de nerfs. Petit état des lieux, plus de 18 mois après le début de la pandémie.

Camille Muller de ProVelo asbl a attendu plus de deux mois pour changer un de ses disques de frein. Il est assailli par ses proches qui tentent désespérément de trouver un vélo : « Le monde entier s’est mis au vélo, c’est fou. En attendant que le mien soit réparé je me suis mis à rouler avec mon vieux vélo en acier des années 80. Heureusement ces modèles se réparent encore facilement avec des pièces que l’on trouve en magasin de bricolage », raconte ce dernier qui constate une hausse du marché de l’occasion. « Il y a deux magasins à ma connaissance qui en proposent, c’est une bonne alternative pour obtenir rapidement un vélo en ce moment. D’autant que certains "nouveaux" cyclistes vont revendre rapidement leur engin, parce qu’ils ne s’en servent finalement pas, ou par manque d’infrastructures », poursuit-il.

Les aides qui boostent le marché

  • La conjoncture mondiale est bien la raison numéro un pour expliquer la pénurie de vélos, mais cette folie pour les vélos est accentuée au Luxembourg par la mise en place d’aides étatiques très avantageuses pour les cyclistes en devenir.

    Guichet.lu stipule que les particulier·ère·s (résident·e·s au Luxembourg) peuvent prétendre pour l’achat d’un vélo classique ou électrique à une prime d’un montant de 50% du coût hors TVA du véhicule, sans toutefois dépasser 600 euros pour l’achat d’un pedelec25 ou d’un vélo fait entre le 11 mai 2020 et le 31 mars 2022 (facture à l’appui).

    Les demandes en vue de l’obtention de l’aide financière sont à introduire au plus tard un an après l’acquisition du véhicule. Une seule aide financière est accordée pour un tel véhicule par personne physique dans un laps de temps de 5 ans.

    Certaines communes proposent également des primes s'ajoutant à ce que propose l’État.

    L’engouement est tel que les services de l’État ont pris beaucoup de retard pour le versement de ces primes. Cela se compte en mois. Là aussi il faudra faire preuve de patience.

En attendant, les boutiques de vélo ne désemplissent pas. En cette fin d’été, même en pleine après-midi de semaine, les vendeur·euse·s s’agitent avec des client·e·s qui ne doivent pas faire les difficiles. À Esch-sur-Alzette, chez Cycles Rasqui, les client·e·s s’enchaînent, laissant peu de répit au patron, Georges, qui doit jongler avec des commandes qui n’arrivent pas et des client·e·s qui s’impatientent. Une famille vient justement de commander trois vélos, qui mettront sans doute des mois à arriver, une autre cliente vient demander des nouvelles de sa commande, passée en mars dernier : « Je devais le recevoir en août alors je viens aux nouvelles, mais là on vient de me dire qu’il faudrait que je patiente jusque novembre… Une amie a acheté le même modèle dans une boutique, il était en stock, mais les conditions étaient bien moins avantageuses », explique-t-elle.

« Pour un vélo que vous avez commandé en mars, il sera plus cher à la livraison en novembre. »

Georges Rasqui de Cycles Rasqui à Esch

Avec un budget conséquent, environ 3.400 euros le vélo électrique, cette cliente a voulu profiter des aides de l’État en optant pour un beau modèle, mais elle devra attendre. « Je me déplace beaucoup à pied mais je voudrais faire plus avec un vélo électrique, en attendant j’utilise mon vieux vélo », raconte-t-elle en s’en allant, compatissante avec le patron de la boutique qui joue franc-jeu sur les prix. Car ce qui est rare est cher : « Les marques augmentent les prix, c’est-à-dire que pour un vélo que vous avez commandé en mars, il sera plus cher à la livraison en novembre, mais je ne répercute pas cela sur mes clients, je vais prendre sur ma marge, ça ne serait pas commerçant de faire autrement », explique Georges Rasqui.

La boutique est pourtant pleine à craquer, du sol au plafond, quelques modèles sont en vente dans la vitrine, ce qui ne donne pas une impression de pénurie, au contraire. M. Rasqui a ce qu’il appelle joué un coup de poker l’année dernière : « Vu la tournure que ça prenait j’ai commandé 1.500 vélos de différentes marques en juin 2020, puis 1.000 vélos supplémentaires. Aujourd’hui j’ai environ 40 vélos qui arrivent chaque semaine, pour 45 commandes. Je ne sais plus où donner de la tête entre les ventes et les réparations, les quelques vélos en vitrine vont partir en quelques jours, c’est sûr. La demande ne baisse pas », constate le patron.

Attention à la casse

Pour les chanceux·euses qui ont déjà leur vélo, attention à la casse. Les pièces détachées font autant défaut que les vélos eux-mêmes. Georges Rasqui est parfois obligé de démonter des vélos neufs pour obtenir des pièces. Sinon c’est le casse-tête : « Le propriétaire d’un vélo à 15.000 euros attend un disque de frein… qui a 654 jours de délai actuellement. J’avais l’habitude d’attendre quelques jours pour des pièces, maintenant l’attente peut prendre des mois », raconte le patron.

 « Mon vélo que j’utilise pour les formations est cassé, c’est une bête pièce à 10 euros qui tient le dérailleur, mais cela fait 5 mois que je l’attends ! »

Gregory Bianco, gérant de Bike Tours

Gregory Bianco, gérant de Bike Tours, a justement des vélos à l’arrêt dans sa flotte, faute de pièces : « Il y a par exemple une pénurie de plaquettes de frein, tout vient de Chine et de Taiwan, il y a des problèmes de transport et des retards qui ont été pris en usine ». Le problème c’est que les client·e·s perdent patience. « Tout le monde est sur les nerfs ! », résume-t-il, d’autant qu’il n’est pas prioritaire, même en tant que professionnel. « Mon vélo que j’utilise pour les formations est cassé, c’est une bête pièce à 10 euros qui tient le dérailleur, mais cela fait 5 mois que je l’attends ! »

Sur la quinzaine de vélos qui compose sa flotte, à part le cassé, deux ont été volés, un fléau car le marché très tendu suscite les convoitises : « Les voleurs s’acharnent car la demande est énorme. Le marché de l’occasion s’envole également. Le problème c’est qu’un vélo volé, en temps normal je l’aurais rapidement remplacé, mais là c’est actuellement impossible », poursuit-il. Les chiffres de la police grand-ducale font état d’une augmentation des vols ces dernières années : de 468 en 2018 à 725 en 2020. Camille Muller prévient également de la recrudescence des vols avec quelques conseils : « Il faut faire attention et investir dans une bonne chaîne et l’accrocher au cadre, pas seulement au pneu. Et quand je ne peux pas garder un œil sur mon vélo, je le mets dans un parking sous-terrain, le Knuedler a par exemple des emplacements réservés aux vélos, c’est plus sécurisé. »

La marque Shimano, qui souffre d’énormes retards de production, est au cœur du problème mondial alors qu’elle fournit 80 à 90% des pièces détachées pour toutes les marques. S’il manque une pièce, c’est toute une chaine de production qui est à l’arrêt pour des engins qui sont produits et assemblés à l’autre bout du monde. Une dépendance qui impacte tout un secteur. Même chose pour la pénurie de semi-conducteurs qui affectent la production de vélos électriques, eux aussi accusant des mois de retard. « Le secteur a explosé avec la pandémie, beaucoup de gens ont voulu éviter les transports en commun ou se sont remis à faire de l’exercice, le monde entier a voulu se mettre au vélo en même temps. Parallèlement la production s’est effondrée avec des usines fermées pendant des semaines », explique Benji Kontz, patron des Cycles Arnold Kontz. 18 mois après le début de la crise Covid-19, la situation ne s’est pas résorbée, au contraire : « J’ai l’impression que la situation ne s’améliore pas », estime-t-il. Et pour cause. Les carnets de commandes sont remplis, avec des délais jusque-là jamais vus.

Faute de stock

Luc Reis est directeur de sightseeing.lu, lui-même a attendu un an pour recevoir son propre vélo. Sa société a souhaité étendre sa flotte d’e-bikes de location en 2020 : « Nous avons passé la commande en septembre dernier pour être prêts pour la saison, dès le printemps. Ils sont arrivés à la fin du mois de juin ! Et encore pas tous, nous en avons encore en attente. Pour une simple remorque, il y a huit mois d’attente. Et je ne parle même pas des pièces de rechange, nous ne sommes pas sûrs de pouvoir les remplacer », explique-t-il. Résultat, impossible de mettre plus de vélos à disposition, même s’il voudrait investir, faute de stock.

« Nous avons continué à faire des commandes tout au long de 2020, ce qui a bouleversé notre façon de stocker. »

Benji Kontz, directeur des Cycles Arnold Kontz

Du stock justement, il y en a chez les Cycles Arnold Kontz. La boutique rue de Strasbourg est pleine de vélos. Quel est donc le secret de Benji Kontz, le successeur de cette entreprise familiale centenaire ? « Le magasin en Ville a ouvert juste avant le premier confinement, donc nous avions prévu un stock fourni en prévision. Nous avons continué à faire des commandes tout au long de 2020, ce qui a bouleversé notre façon de stocker ainsi que le préfinancement de tous ces vélos, avec pour résultat d’avoir le stock le plus important de l’histoire du magasin, soit 105 ans. »

Un pari gagnant alors que les expert·e·s évaluent à 2023 pour un retour à la normale, où l’on ne devra plus attendre 9 mois pour recevoir son vélo. Cycles Kontz fait donc partie des boutiques où l’on a encore un peu de choix, même s’il ne faut pas être trop difficile quand même, ce qui attire des client·e·s bien au-delà des frontières du Grand-Duché : « Notre marché principal reste le Luxembourg, c’est notre priorité. Mais nous avons entre-temps augmenté notre visibilité sur internet, ce qui attire des clients qui viennent d’un peu partout en Europe actuellement. Nous avons eu récemment un couple venu spécialement de Paris juste pour acheter un vélo, ils ne trouvaient pas ce qu’ils voulaient là-bas, alors qu’on pourrait penser qu’il y a plus de choix. C’est un peu fou », concède le patron.