Analyse: OpenLux, un coup d’épée dans l’Alzette

Von Camille Frati Artikel nur auf Französisch verfügbar

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Les articles publiés cette semaine par plusieurs médias européens braquent de nouveau les projecteurs sur le Luxembourg, sans pour autant publier de révélations embarrassantes.

Après Cash Investigation en 2012 et LuxLeaks en 2014, OpenLux aspire au même succès retentissant. L’introduction de l’enquête menée par le quotidien français Le Monde en partenariat avec le collectif de journalistes OCCRP et 16 médias internationaux se veut alléchante, mettant en avant encore une fois «le Luxembourg, ce paradis fiscal situé au cœur de l’Union européenne».

Les journalistes affecté·e·s à cette investigation se sont appuyé·e·s sur un outil clé: le Registre des bénéficiaires effectifs (RBE), ce registre qui indique quelles personnes contrôlent véritablement les entreprises, asbl, fondations et autres entités économiques enregistrées au Luxembourg. Un outil précieux pour contrer les astuces comme les sociétés-écrans et autres sociétés en cascade vouées à cacher un·e propriétaire voulant rester discret. C’est d’ailleurs la 4e directive anti-blanchiment, adoptée en 2015, qui a imposé aux États membres de l’UE de se doter d’un tel registre.

Le Luxembourg n’est pas le premier à avoir transposé cette directive puisque le RBE français est opérationnel depuis le 1er avril 2018. Les entités luxembourgeoises avaient jusque fin 2019 pour renseigner leur bénéficiaire effectif. Toutefois c’est bien le RBE luxembourgeois qui intéresse Le Monde et consort au regard du passé sulfureux du Grand-Duché et de son centre financier surdimensionné. Autant dire que l’enquête est partie d’un certain a priori qu’il s’agissait ensuite de confirmer.

Les journalistes d’OpenLux ont croisé les données du Registre du commerce et des sociétés et du RBE, tous deux gérés par Luxembourg Business Registers, et analysé plus de 3 millions de documents concernant près de 140.000 sociétés. Pour parvenir à une «conclusion sans appel: le Luxembourg reste un acteur-clé de l’évasion fiscale en Europe. Un État dont les pratiques coûtent à ses voisins des milliards d’euros en impôts évités, une situation de moins en moins tenable à l’heure où la crise due au Covid-19 exacerbe les inégalités.»

Plusieurs articles sont venus corroborer cette affirmation, se concentrant, pour Le Monde, sur les 15.000 sociétés françaises enregistrées au Luxembourg, les riches familles françaises y ayant mis leur patrimoine «à l’abri», la concentration de multinationales et le crime organisé. La Süddeutsche Zeitung a mis l’accent dans un grand article fourre-tout sur l’argent «pris par le Luxembourg à ses voisins» en raison d’impôts moins élevés, mêlant prix de l’immobilier, nombre de fonds d’investissements et paradis fiscaux européens – à savoir l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, la Hongrie, Chypre et Malte.

«En quelque sorte, le Luxembourg essuie donc les plâtres de la transparence.»

Le Monde

«Le Luxembourg a été l’un des premiers à appliquer la directive européenne, en rendant public son registre, à l’automne 2019», précise l’un des articles du Monde. C’est d’ailleurs cet «acte forte de transparence» souligné cette semaine par la ministre de la Justice Sam Tanson qui vaut au Luxembourg ces projecteurs antipathiques. La Belgique et les Pays-Bas n’ont pas, comme lui, rendu leur RBE public – alors que c’est ce qu’exige la 5e directive anti-blanchiment de 2018. «En quelque sorte, le Luxembourg essuie donc les plâtres de la transparence», admet Le Monde.

De fait, le propos de la série d’articles vise un plus grand dessein, à savoir combler les failles exposées par l’enquête afin d’empêcher les grandes fortunes comme les multinationales d’utiliser des holdings pour gérer leur patrimoine ou leurs dividendes loin de là où elles habitent ou mènent leurs activités. Les critiques contre le seuil de 25 % à partir duquel un bénéficiaire n’est pas obligé de s’identifier – alors que c’est le seuil suggéré par le Gafi (Groupe d’action financière, spécialisé dans la lutte antiblanchiment) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – ou encore contre l’absence de contrôle du RBE par son gestionnaire – alors que les directives ne le prévoient ni ne l’exigent – sont donc à prendre comme des appels à rehausser les exigences internationales.

L’harmonisation fiscale en ligne de mire

Un dessein louable, mais qui passe par une nouvelle campagne contre le Luxembourg. C’est dommage parce que le Grand-Duché a réellement fait des efforts pour tourner la page de l’attractivité fiscale exacerbée et assainir ses pratiques. Du ménage a été fait depuis LuxLeaks et la révélation d’un système effectivement outrancier de réductions fiscales bénéficiant à certaines multinationales. La mise en place d’une commission d’évaluation des rulings au sein de l’administration des contributions directes après le départ de l’inénarrable Marius Kohl et l’expiration pure et simple, il y a un an, des rulings d’avant 2015 ont permis de repartir du bon pied avec les entreprises présentes depuis longtemps sur le territoire grand-ducal. Certaines sont parties, la plupart sont restées avec des rulings moins avantageux, se rapprochant du taux d’imposition sur les sociétés de 24,9%.

Il faut voir aussi le zèle avec lequel l’administration des contributions directes pourchasse les entreprises s’appuyant sur les anciens rulings ou adoptant une définition trop large du régime de propriété intellectuelle – amené à être réformé lui aussi. Une ténacité qui a même été freinée par la justice administrative lorsque l’autorité fiscale a tenté de forcer les avocat·e·s cité·e·s dans les Panama Papers à donner le nom de leurs client·e·s.
Les progrès de la place financière en matière de lutte contre le blanchiment – à lire dans un prochain article du Lëtzebuerger Journal – sont tangibles. Le Luxembourg a bien retenu la leçon des précédents scandales et des listes grises ou noires, que ce soit celle du Gafi (groupe d’action financière) en 2010, en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, ou bien celle de l’OCDE en 2013 concernant la transparence fiscale. C’est ce qu’il compte montrer au Gafi lors de sa prochaine évaluation – et le dossier OpenLux sera un caillou de plus dans sa chaussure.

Certes, le ministère des Finances aurait pu répondre plus précisément aux questions d’OpenLux et ne pas tenter d’embrouiller les internautes intrigué·e·s à travers le site openlux.lu mis en ligne la veille de la publication de l’enquête. Sa communication n’est toujours pas optimale malgré le mal que certains faux pas de communication lui ont déjà fait – rappelez-vous l’insoutenable interview du ministre des Finances Luc Frieden dans Cash Investigation en 2012.

Pour autant il est regrettable de s’en prendre au pays qui a ouvert son RBE à tous avant bien d’autres, sachant la convoitise qu’il susciterait. Car il n’est pas certain que les objectifs visés, notamment l’extinction de la souveraineté des États en matière de fiscalité, soient atteints à travers cette nouvelle campagne au ton forcément sensationnaliste.